21 siècles de gestion des risques
Responsabilité Sociale Exigée
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Risques climatique, environnemental, risques naturels, risques industriel, chimique, technologique, risques sociaux, économiques, financiers, bancaires, risques professionnels, risque sanitaire, risque de guerre… Des premières assurances maritimes à l'IA Act, cette omniprésence de la conscience du risque dans le monde continue d'être un invariant.
La conscience du risque et la nécessité de le prévenir ne sont en rien contemporaines. Elles apparaissent dès l’Antiquité, au sein de la civilisation gréco-latine, comme l’affirmait le philosophe Cicéron au 1er siècle av. J.-C. « on n’entreprit, sans les auspices, aucune affaire publique, ni dans la ville, ni à l’armée ». La prise des auspices (observation des oiseaux) n’avait qu’un but : savoir si le dieu approuvait les projets des hommes, mais pas ce qu’il réservait. La fonction divinatoire était réservée à une science spécifique antique et par l’astrologie.
L’homme n’a eu de cesse de chercher à évaluer le risque pouvant peser sur ses projets de toute sorte, voire les menacer. Les méthodes ont, au fil des siècles, considérablement évoluées jusqu’aux modélisations mathématiques, voire l’IA d’aujourd’hui. Mais en quoi ces nouvelles techniques d’évaluation ont-elles changé le rapport de la société aux risques ?
L’évolution de la gestion du risque s’est accompagnée d’un processus de socialisation par l’assurance et la mutualisation visant à protéger ceux qui pouvaient en être victimes.
Naissance de la couverture assurantielle face aux risques de naufrage et de capture
Les premières traces de l’assurance maritime apparaissent dans le droit Romain au milieu du 1er siècle après J.-C. sous le terme de « nauticum feenus » (Paul Govare "L'assurance Maritime Anglaise" Ed 1929). Ce puissant instrument de crédit maritime reposait sur le transfert à l’armateur d’une somme d’argent pour acheter un navire ou ses cargaisons, à la condition que celui qui a donné l’argent prenne à sa charge les risques de navigation. Ainsi, en cas de naufrage il ne lui sera rien dû ; en cas contraire, on lui devra la somme avancée plus une somme fixée par les parties considérée comme le prix du risque. A la même époque, dans le golfe Persique, la disposition suivante prévoyait : « Les marins peuvent convenir entre eux que, si l'un d'eux perd son navire, on lui en construira un autre. Si l'un d'eux a perdu son navire par sa faute, on n'est pas obligé de lui en donner un autre. S'il l'a perdu en allant à une distance où les navires ne vont pas d'ordinaire, on n'est pas obligé de lui en construire un autre. » (Trad. de Rabbinowiez, t. II, p. 489, citée par Desjardin, t. VI, § 1290.). Ici, apparaissent les premiers termes d’une assurance du risque maritime mutuelle avec la définition de la faute dans des conditions limitées et, par extension, l’infraction de l’assuré le privant de toute indemnité.
Au 15ème siècle, l’assurance maritime devient ordinaire. L’Italie demeure le premier pays à en avoir fait une doctrine scientifique et raisonnée. La période de guerres incessantes et de prises pour le monde maritime (1775, (lutte des Etats-Unis) - 1815 (chute de l'Empire), fut la cause du triomphe du Lloyd. Aucune expédition n'osait plus s'aventurer en mer sans avoir fait couvrir tous les risques au point que, pendant les guerres de l'Empire, beaucoup d'armateurs français s’assurait en Angleterre contre les risques de prises par la flotte anglaise.
Les prémices de la mutualisation des risques sociaux
Les prémices d’une « législation sociale minière » apparaissent avec Henri IV (Caisse de retraite des Mines). Un édit de 1604 imposait aux propriétaires de mines de remettre un trentième des produits extraits à leur Trésorier afin d’ouvrir un crédit permettant que « les pauvres blessés soient secourus gratuitement et, par cet exemple de charité, les autres plus encouragés au travail desdites mines » et de s’attacher les services d’un chirurgien. Il faut attendre le 19ème siècle et l’essor de l’extraction minière pour qu’à la suite de plusieurs catastrophes minières, l’Empereur Napoléon 1er prenne, en 1813, deux décrets par lesquels les exploitants étaient tenus d’observer des mesures de sécurité, et de prévoir de prendre à leur charge les dépenses liées aux accidents. On assiste alors à la multiplication des institutions de prévoyance, les plus importantes devant « promettre des pensions de retraite ». Tout ce processus débouche au prix de maintes péripéties par la création (Loi du 25 février 1914) de la « Caisse autonome des retraites des ouvriers Mineurs » qui va préfigurer la création de la Sécurité Sociale par les ordonnances de 1945.
Normer le risque, le processus de normalisation…
La transition du 20ème au 21ème siècle voit une multiplication sans précédent des types de risques et leur changement d’échelle. Menaces planétaires (dérèglement climatique, risque d’atteinte à la biodiversité, etc.), risques naturels, industriels, technologiques (nucléaire, chimie, cyber-risque, IA, etc.), risques sanitaires, pandémie, alimentaires… L’exigence d’une nomenclature du risque s’impose.
En parallèle de cette nomenclature, une classification se fait jour, tous les risques pouvant être classés en fonction de leur fréquence d'apparition et de leur gravité (travaux de Farmer (UK -1967). Selon lui, le risque majeur se définit comme la menace d'un événement à fréquence faible (faible occurrence ou faible probabilité) et de grande gravité touchant des enjeux importants. Au contraire, la probabilité d'occurrence d'un risque technologique est aléatoire (diversité et la complexité des installations) conduisant l'Etat et les exploitants à prendre en compte non la probabilité d'occurrence de l'accident mais les facteurs de survenance et les générateurs de tels risques. Pour illustration, la loi SEVESO 2 relative à la prévention des risques technologiques et naturels est directement inspirée des retours d'expérience des catastrophes technologiques et naturelles récentes.
Essor de la controverse, voire du conflit : refus de l’acceptation sociale du risque
Les controverses environnementales et sanitaires des années 1960 et 1970 aux États-Unis font rage avec des conflits intenses sur les causes de la prévalence accrue du cancer dans la société US et l’incrimination des produits chimiques. Ni l’interdiction de substances déclarées cancérigènes ni la fixation de normes de présence et d’exposition aux substances chimiques ne semblent acceptables. La première est contestée par les industriels, la seconde est perçue comme une protection insuffisante par les mouvements environnementalistes. Le conflit se déplace sur l’élaboration des critères de cancérogénicité et sur les méthodes d’évaluation. Le recours constant aux procédures judiciaires marquera la juridisation des risques.
En faisant admettre que la science en matière de risque est potentiellement controversée, la sécurité devient un jugement à construire et devant être assumé par la société. L’analyse du risque intègre la controverse, la prise de décision la reflète.
L’IA ACT, une autre façon d’aborder l’acceptation sociale du risque
L’UE adoptait en décembre 2023 l’IA ACT, première réglementation globale sur l’IA. L’IA ACT ne déroge pas à l’établissement d’une nomenclature des niveaux de risque que présentent les applications IA et fixe les obligations de leurs producteurs et utilisateurs. Toutefois, ces obligations ne reposent sur aucun retour d’expérience du risque, l’IA étant trop récente. De plus, la légitimité des experts et agences de contrôles, tant auprès des industriels que des citoyens, est à construire. Ce d’autant que les éventuels biais cognitifs résidant dans l’ingénierie algorithmique sont difficilement indentifiables. L’IA ACT reste toutefois novateur en visant par anticipation l’acceptation sociale du risque. Reste à le démontrer.
Ainsi, avec les dangers technologiques, émerge une des plus fortes contradictions des sociétés contemporaines et des institutions qui les gouvernent : leur rapport au savoir, scientifique notamment, comme moyen de régulation des problèmes et des conflits . Les experts scientifiques étant à la fois indispensables et suspects. Ulrich Beck a lourdement insisté sur la méfiance envers la rationalité scientifique dans la société du risque. Pour lui, la science a perdu autorité pour énoncer ce que seraient les risques.
L’expérience du risque et de l’incertitude étant généralisée, la science serait devenue un point de vue parmi d’autres
Conséquence de cette perte de confiance : la perte d’efficience de la norme dans la gestion du risque. Dès lors, Ulrich Beck assumera de soutenir que dès que les personnes ressentent un risque comme réel, ce risque est réel. Alors, les dispositions de prévention reposant sur des expertises dont la légitimité est mise en doute et demeurant pourtant nécessaires ne parviennent pas à repousser la perte de confiance.
L’actualité récente offre des exemples de politiques de prévention par les normes ne satisfaisant plus ni les industriels ni les exploitants et n’apaisant pas les peurs irrationnelles des risques (report par l’UE de la révision du règlement REACH - autorisation des substances chimiques - 17 octobre 2023 - suspension pour un mois du plan Ecophyto 2030).
Si la confiance est tellement déterminante quant à l’acceptabilité du risque, pourquoi ne pas expérimenter une élaboration de normes inspirée d’une co-construction démocratique ?
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