Pourquoi la 6G
est indispensable

Par Photis Stavrou, 14 octobre 2025 à 11:08

De Tech à tech

Photis Stavrou travaille depuis de nombreuses années dans le domaine des réseaux de communication. À EURECOM, il dirige un projet de recherche sur la 6G, la prochaine génération de système. Quels sont les principaux enjeux liés à ce changement de génération ? Quelle est la valeur ajoutée pour l'utilisateur final ? À une époque où le scepticisme grandit face aux progrès technologiques constants (quoi faire et pour qui ?), des explications simples sont bienvenues.

Pour la plupart des gens, les mises à niveau des systèmes de communication sont faites pour des questions d’efficience - plus de vitesse, plus d'efficacité - ce qui reste une vision très limitée. Que pouvez-vous nous dire à propos de la 6G et finalement quels besoins cette technologie comble-t-elle ?


L'histoire des systèmes de communication est indissociable de l'évolution des besoins du monde. Au début, nous ne disposions que de systèmes analogiques. Il s'agissait des premiers réseaux téléphoniques et ils ne pouvaient transporter que la voix. Mais à l'époque, leur valeur ajoutée résidait dans le fait qu'ils pouvaient le faire sur de longues distances, ce qui était suffisant pour permettre aux gens de rester en contact. Plus tard, les technologies numériques ont fait leur apparition et ont permis non seulement de parler, mais aussi d'envoyer et de recevoir des messages et des données. C'étaient les débuts des SMS et des e-mails. C’était l’époque pionnière d'internet.


Aujourd'hui, nous vivons à l'ère de la connectivité massive. Les réseaux de communication ne servent plus seulement à téléphoner ou à envoyer des e-mails, ils prennent en charge une multitude d'autres tâches. Chaque fois que nous regardons une vidéo en streaming ou que jouons à des jeux en ligne avec d'autres personnes, nous utilisons des systèmes de communication. Ils sont omniprésents dans notre vie quotidienne. Ils servent à coordonner les feux de circulation, et les infrastructures intelligentes ont appris à s'adapter aux embouteillages. Ils sont utilisés dans le domaine de la santé pour connecter des capteurs, et des systèmes d'alerte précoce ont été mis en place pour réagir rapidement en cas de détérioration de l'état d'un patient. Les réseaux énergétiques intelligents équilibrent la consommation d'électricité et des milliards d'appareils interagissent en permanence et simultanément.


Quand on y pense, c'est assez impressionnant. Mais comme tout, cela a un coût. Nous transférons plus de données aujourd’hui que jamais auparavant dans l’histoire et nous transmettons beaucoup de données inutiles. Or tous ces flux consomment d'énormes quantités d'énergie. Si l’on veut utiliser une image, c’est un peu comme si nos réseaux de communication étaient des autoroutes, mais des autoroutes encombrées de camions, dont la plupart transportent des chargements à moitié vides.


Je me suis alors demandé : et si le prochain grand bond en avant n’était pas de concevoir des autoroutes plus rapides, mais surtout des modes de livraison plus intelligents ? Et c'est là qu'intervient la communication axée sur l'importance. Au lieu d'envoyer toutes les données possibles, la nouvelle génération de systèmes de communication devra déterminer quelles informations sont réellement importantes à transmettre. En télémédecine par exemple, l'envoi d'un scan corporel complet en haute résolution sur le réseau peut nécessiter une bande passante énorme. Pourtant souvent le médecin n'a besoin que d'une petite partie du scan, à savoir la zone présentant l'anomalie. Votre réfrigérateur intelligent est un autre exemple. Aujourd'hui, il peut envoyer des mises à jour régulières sur les fluctuations de température à votre téléphone, mais demain, avec la 6G, il enverra un message qui vous intéresse vraiment : « Le lait va expirer demain. » Cela permettra d'économiser de l'énergie, d'éviter un trafic inutile et, surtout, de fournir des informations qui vous intéressent. La question de fond toutefois reste... mais pourquoi diable acheter un frigo intelligent ???


Il est important de comprendre que la technologie 6G ne va pas se réduire à des téléchargements plus rapides. C’est un tout nouveau système de communication qui a vocation à réduire le gaspillage d'énergie tout en restant pleinement aligné sur les objectifs humains.


Les arguments liés à l'efficacité énergétique et aux économies de coût sont souvent avancés pour justifier les mises à niveau techniques des systèmes numériques. Mais comment surveiller concrètement ces aspects ? Comment mesurer la durabilité d'un système de communication ?


Il n'existe pas de réponse simple à cette question. Nous, les ingénieurs, utilisons généralement des indicateurs clés de performance (KPI) comme tableau de bord. Dans les réseaux de communication, les KPI sont principalement techniques. Ils peuvent inclure le débit qui mesure le nombre de bits de données transmis par seconde. Nous mesurons la latence pour voir à quelle vitesse les informations circulent dans le système. Nous mesurons également la fiabilité pour évaluer la fréquence à laquelle les messages arrivent à destination sans erreur. Ces indicateurs sont utiles, mais dans le monde actuel, ils ne permettent pas d'avoir une vue d'ensemble, et c'est la raison pour laquelle notre tableau de bord doit changer et s’enrichir de nouveaux indicateurs de suivi. Dans le cadre de mon travail, j'en ai intégré de nouveaux : la durabilité, l'équité, l'inclusion, l'interprétabilité et l'explicabilité.


Il est important d'inclure ces nouveaux indicateurs clés de performance dans la conception et le développement de la prochaine génération des systèmes de communication, ne serait-ce que parce que si nous ne le faisons pas, nous risquons d'oublier des éléments essentiels lors du suivi de leur coût socio-économique et environnemental. Prenons l'exemple de la durabilité. Peu de gens réalisent que chaque recherche effectuée avec votre navigateur, chaque flux vidéo ou chaque appel en ligne consomme une quantité importante d'électricité et d'eau pour permettre aux centres de données et aux réseaux de communication de transporter les données, et que plus la demande augmente, plus l’empreinte carbone augmente. En éliminant les redondances, les systèmes qui s’axent sur les données “importantes” contribuent à réduire les coûts énergétiques. Au lieu de diffuser chaque pixel d'un appel vidéo, seules les parties de l'image qui changent réellement seront diffusées. À plus grande échelle, cette pratique pourrait permettre de réaliser des économies d'énergie conséquentes tout en transformant enfin les réseaux de communication en entités frugales.


Prenons maintenant l'exemple de l'équité et de l'inclusion. Des milliards de personnes ne disposent pas d'une connexion Internet haut débit ou du dernier smartphone. Alors si les réseaux de communication sont uniquement conçus pour ceux qui possèdent les meilleurs appareils, le risque est d'aggraver les inégalités. Une meilleure approche consiste donc plutôt à concevoir des réseaux qui peuvent fonctionner en mode dégradé. Si la connexion est faible, si le téléphone est ancien, l'utilisateur doit continuer à recevoir les informations importantes. Imaginez un agriculteur dans une zone rurale qui ne dispose que d'un téléphone basique. Un court message sur la météo du lendemain ou le prix des récoltes peut changer sa vie. Cela ne nécessite pas de technologie mobile sophistiquée.


Il est tout aussi important de prendre en compte le couple interprétabilité-explicabilité. Ces deux termes sont souvent utilisés de manière interchangeable mais ils ne sont pas exactement synonymes. L'interprétabilité signifie que le système de communication prend des décisions qui sont basées sur une certaine logique. L'explicabilité va un cran plus loin et permet au système d'établir des priorités pour justifier ses actions. Par exemple, un réseau peut classer une alerte sanitaire comme prioritaire par rapport à une mise à jour logicielle. L'interprétabilité nous dit ce qui s'est passé. L'explicabilité nous dit pourquoi, en termes clairs. Ensemble, elles rendent la technologie transparente et responsable, donc digne de confiance. Et c’est en intégrant ces nouveaux indicateurs clés de performance dès le design de la nouvelle génération de systèmes de communication que nous arriverons progressivement à entrer dans une ère plus saine en matière d’infrastructures.


Vous êtes un véritable technophile de par votre métier et votre parcours personnel. Quelle est votre vision de la technologie au service de l'humanité ?


La confiance est le pilier de toute technologie. Sans confiance, personne n'utilise un système, aussi avancé soit-il. Alors que les réseaux de communication s'appuient de plus en plus sur l'intelligence artificielle pour gérer leur complexité (quelles données traiter en priorité, où acheminer le trafic, comment allouer les ressources...), il devient important d'expliquer comment les décisions techniques sont prises.

Jusqu'à récemment, l'IA fonctionnait souvent comme une boîte noire, elle fournissait des réponses mais elle manquait généralement de transparence sur la manière dont elle y parvenait à ses conclusions. C'est là que l'interprétabilité, l'explicabilité et la confiance entrent en jeu. Aucune décision d'un système n'est opaque. Le système obéit à une certaine logique, et cette logique peut être comprise et expliquée. Pourquoi telle hiérarchisation a-t-elle été effectuée de cette manière ? La confiance découle de ce genre de questionnements. Comprendre les étapes rétroactives permet de faire confiance à la solution, et si un réseau donne la priorité à une alerte d'urgence plutôt qu'à une mise à jour d'application, comprendre les critères qui sous-tendent cette hiérarchisation aide à accepter la décision technique.


Plus de transparence technique a deux impacts majeurs. Premièrement, cela renforce la responsabilité collective. Si un système commet une erreur, les gens vont pouvoir la retracer et la corriger. Deuxièmement, cela favorise l'inclusion. Si seuls quelques experts peuvent comprendre le fonctionnement de l'IA, le système empêche la plupart des gens de saisir la logique qui le sous-tend. Or ce n'est pas ce que nous devons viser. Les utilisateurs, les régulateurs et les différentes communautés doivent pouvoir s'engager de manière critique dans les nouvelles technologies de communication pour garder le plein contrôle sur les ajustements nécessaires à faire au fil de l’eau.


On a également une responsabilité éthique. Les réseaux de communication façonnent largement ce que nous voyons, ce que nous entendons et ce que nous partageons. S'ils restent opaques, sans rendre de comptes à personne, un risque est qu’ils amplifient les préjugés et les inégalités. En revanche, des systèmes de communication qui seraient transparents permettraient de détecter ces biais et de les corriger. Une fois que les gens font confiance à ces systèmes, ils sont plus enclins à les adopter et à les utiliser pour améliorer leur vie quotidienne.




Tech4Humanity, la technologie au service de l'humanité, n'est donc pas un simple slogan. Pour moi, sa meilleure définition est la conception de systèmes techniques complexes que les gens peuvent comprendre. La confiance n'étant jamais acquise, ces systèmes doivent fonctionner en toute transparence. Ce n’est que sur cette base que ces réseaux de communication de nouvelle génération gagneront leur confiance aux yeux des humains. Ce n’est que sur cette base qu’ils deviendront puissants.

Parution magazine N°50 (septembre, octobre, novembre)

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