European by design
Le Monde vu de Sophia
Où en est-on du statut européen d'entreprise ? Fort de plusieurs années d'expérience dans l'innovation de pointe et l'entrepreneuriat, Jérôme Chifflet nous livre ses réflexions et plaide pour un trans-européanisme qui devienne enfin opérationnel.
L’univers des startups est en constante mutation et ce n’est pas nouveau. Ce qui l’est, c’est le temps dont elles disposent pour le faire et parce qu’elles évoluent, comme toute organisation, dans un environnement « volatil, incertain, complexe et ambigu » (VUCA pour les anglophones). Que s’est-il passé depuis dix ans ?
Baisse des distances, accélération du temps… Une nouvelle topologie
Comme artificielle colle désormais à intelligence, exponentielle est souvent accolée à croissance, c’est en tout cas le parti pris de Salim Ismaël dans son livre « Exponential organisations ». Plusieurs raisons à cet emballement. Bien sûr, les coûts de développement des produits software. En un mot, la digitalisation. Mais surtout l’évolution des mentalités des entrepreneurs. La féminisation notamment, « les déCCIdeuses » au Business Pôle de Sophia Antipolis, les Femmes Entrepreneuses d’Orange… Et plus important encore, l’espace dans lequel évoluent les startups et leur nouveau voisinage. Le terme grossier qui correspond le plus est une nouvelle topologie.
Il y a vingt ans, si vous aviez créé votre startup, votre voisin était géographiquement proche (distance euclidienne). Aujourd’hui, la digitalisation (le Web) et les moyens de communication (type Zoom) déforment singulièrement ce voisinage et votre clone suédois ou espagnol est devenu votre nouveau voisin dans une nouvelle topologie qui a révolutionné les distances géographiques.
Le temps lui aussi semble s’être accéléré, en tout cas pour être rigoureux, notre perception du temps. La durée moyenne d’une société cotée en bourse est passé de 67 à 15 ans et il a fallu 18 mois à YouTube pour atteindre le milliard de valorisation et devenir une licorne (IBM avait mis 40 ans). Mais plus intéressant encore, les chutes des grandes entreprises aussi accélèrent… En 2007, Nokia (140 M$ de capitalisation boursière) dépense 8 milliards de dollars pour acheter Navtech, un réseau de capteurs, pour mesurer le trafic sur les routes. Elle n’avait pas vu venir une petite startup israélienne, Waze, qui permet d’obtenir la même information gratuitement, car ce sont les utilisateurs qui la fournissent. Cela coûtera à Nokia une chute de 100 milliards en bourse. Moralité, dans un monde d’abondance, l’accès (aux informations clés) est plus important que la possession (d’un leader du marché).
Croissance moléculaire…
Une alternative à l’hypercroissance et à la croissance organique
Un des travers actuels qu’ont beaucoup de startuppers est de penser que l’on ne peut agir que sur le temps et non sur l’espace. Cette croyance fait la part belle à l’hypercroissance, et dans ce schéma, fini la croissance organique, jugée trop lente, et point de salut envisagé en-dehors d’une croissance externe. Mais cette croissance externe demande des fonds. D’où la course au capital-risque dont le schéma classique reste : love money (famille et proches si vous êtes chanceux), business angel avant le million, et enfin le Graal des venture capitalists (VC). Le problème de ce type d’approche est qu’elle peut rapidement faire perdre à l’entrepreneur son vrai objectif, le client, car sa source de revenu n’est plus son chiffre d’affaires, produit de ses ventes, mais les tours de table successifs, d’ailleurs numérotés : série A, série B… Cette tendance est encore exacerbée par une hypertrophie de l’argent public dans les phases d’incubation.
Or, le startupper peut aussi agir sur la dimension spatiale, même si de prime abord, l’approche paraît assez contrintuitive. Je m’explique. On ne peut créer une entreprise que si l’on est intimement convaincu qu’on est le seul à avoir eu l’idée de départ. On ne peut survivre que si l’on se convainc du contraire. Livrons-nous à un petit exercice de probabilité. Un entrepreneur résout un problème jusque là sans solution. C’est son innovation et il considère que la probabilité est très faible que son voisin ait trouvé la même solution. Maintenant si je soumets le problème qu’il a résolu aux entrepreneurs des 27 autres pays européens qui ont eu peu ou prou la même formation scientifique, quelle est la probabilité qu’ils tombent sur la même solution ? Très forte bien sûr. L’erreur de notre entrepreneur a été de mal concevoir son voisinage, autrement dit, de s’être trompé de topologie.
Dans une optique de croissance, sans faire nécessairement appel au venture capital, nous devons rester sous monopole dans notre segment, c’est-à-dire croître géographiquement en évitant le piège de l’approche patrimoniale (l’exemple précédemment cité de Nokia). Si l’on utilise une métaphore et que l’on pose que votre entreprise est un atome, la probabilité qu’un atome de même caractéristique existe dans un autre pays européen est très forte. Et si vous avez un voisin à l’échelle européenne qui fait la même chose que vous, pourquoi ne pas former une molécule avec lui ? c’est le modèle de la croissance moléculaire.1 Très simple à énoncer, cette logique n’est pas exempte de difficultés, à la hauteur des enjeux d’une croissance européenne. Une bonne nouvelle est que beaucoup de startuppers d’aujourd’hui sont nés dans ce nouvel espace-temps et le comprennent mieux que leurs aînés.
Trois jeunes entrepreneurs illustrent cette logique trans-européenne. L’entreprise est franco-luxembourgeoise, Aurel & Axel, et je les ai rencontrés à Vienne. Cela part plutôt bien, trois pays en deux phrases et un ancrage sophipolitain, les trois étant alumni de Skema. Leur concept : regrouper agriculture traditionnelle et technologie moderne, le tout dans une économie circulaire. Le recyclage de containers maritimes leur permet de proposer des fermes modulaires urbaines dans lesquels se pratiquent trois types de culture : culture intérieure (champignons), culture en hydroponie (micro pousse, herbes aromatiques, fleurs comestibles), culture maraîchère (légumes). Les déchets des cultures maraîchères servent d’engrais aux cultures intérieures. Leurs clients sont les restaurants et ils sont déjà distribués par de grandes chaînes (Grosbush Fresh Cut au Luxembourg, Metro et Naturalia en France). Rentable dès leur premier exercice, ils cherchent à se développer en Europe et sont le parfait exemple qu’une jeune startup peut être rentable sans dépendre de capitaux risqueurs et en défendant de belles valeurs.
European by design. C’est la clé de cette croissance moléculaire. Et c’est mon plaidoyer pour un statut européen d’entreprise.
1 Pour une vision complète: La nouvelle Dynamique des Organisations, de A. Brehier, J. Chifflet (à paraître). Alexandra Brehier est présidente et cofondatrice de la société TalentCoin et a été récompensée cette année par le trophée Women in Tech Sud dans la catégorie startuppeuse. Ancien directeur délégué de la recherche du groupe Orange, Jérôme Chifflet est président et cofondateur de la société franco-autrichienne Scale to Global, qu'il dirige en collaboration avec Sara Bentsen.
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