Biomécanique biomimétique…
Un va-et-vient constant entre R&I
De Tech à tech
Immersion d'une élève ingénieur des Mines à l'hôpital © DR
Yannick Tillier a posé le pied à Sophia Antipolis il y a 30 ans en tant que jeune doctorant sur le campus des Mines. Il y a ouvert un vaste champ en lien avec la Santé. Des prothèses mammaires aux implants dentaires en passant par des applications orthopédiques et des valves cardiaques, toute une activité de recherche s’est progressivement développée autour de la biomécanique au CEMEF, un des laboratoires historiques de l’École. Au niveau des enseignements, une nouvelle Option Santé et Vivant est proposée aux étudiants ingénieurs civils des Mines. Zoom sur ces activités résolument mises au service des Hommes.
Quand on fait de la recherche et développement en biomécanique, les aller-retours sont constants entre les phases de modélisation et de caractérisation des matériaux. Il est nécessaire en effet de connaître les propriétés mécaniques des matériaux constitutifs d’un dispositif médical pour anticiper et optimiser le comportement qu’il aura dans des conditions réelles d’usage. Yannick Tillier le formule ainsi : « La caractérisation des matériaux doit servir à anticiper le comportement mécanique qu’auront des implants une fois dans le corps. La modélisation sert, quant à elle, à simuler par exemple un acte chirurgical afin d’en prédire le résultat. Une autre application est de dimensionner un dispositif pour s’assurer qu’il réponde au cahier des charges de son fabricant. Deux des grandes forces du Centre de Mise en Forme des Matériaux (CEMEF) sont de pouvoir réaliser des essais mécaniques sur mesure et de développer ses propres logiciels de calcul pour avoir une complète autonomie dans ses développements. »
Les matériaux vivent1, ils interagissent avec d’autres matériaux et avec des organes, et ces interactions se documentent, qu’il s’agisse d’acier ou de tissu biologique. Tout un pan de la recherche consiste à proposer ou à adapter des lois mathématiques pour représenter leur comportement.
Son doctorat en poche, Yannick Tillier exprime son penchant pour les sciences du vivant en lançant un premier projet de recherche doctorale dans les années 2000 en collaboration avec un chirurgien gynécologue du Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Nice. Biomécanique, biomatériaux, l’approche est relativement disruptive au CEMEF à cette époque et intéresse rapidement des industriels. L’un des premiers projets consistera à identifier l’origine d’une déformation non désirée (présence de « vaguelettes ») à la surface de prothèses mammaires implantables, sujet pouvant prêter au sourire mais néanmoins très sérieux. Grâce à la modélisation numérique, l’origine du problème a été identifiée et une solution a été proposée.
Autre projet… Les prothèses de valves cardiaques actuellement disponibles sur le marché présentent un certain nombre de limitations (durée de vie relativement limitée pour les valves biologiques, nécessité d’un traitement anticoagulant à vie dans le cas des prothèses mécaniques). Yannick Tillier décide d’engager le CEMEF dans un projet de recherche multi-partenaires afin de réfléchir à ce que pourraient être les prothèses de valves de demain. Grâce au soutien financier de l'Institut Carnot M.I.N.E.S., un doctorant est accueilli au CEMEF pour travailler sur la caractérisation mécanique des valves cardiaques naturelles. « Nous avons développé une machine d’essais originale pour caractériser ce comportement et, une fois les propriétés mécaniques obtenues, nous avons été capables de modéliser une valve qui s’ouvrait et se fermait sous l’effet de l’écoulement sanguin. Les tissus humains sont essentiellement constitués de fibres de collagène. C’est le cas aussi pour les valves, et nous avons pu démontrer qu’elles y sont orientées selon des directions privilégiées de façon à résister au mieux aux contraintes qu’elles subissent au cours des cycles cardiaques. La Nature est bien faite ! Une piste d’amélioration consiste donc à produire des matériaux qui présentent une architecture similaire. C’est ce que l’on appelle une approche biomimétique. Cela peut par exemple se faire grâce à l’impression 3D. » Avis aux industriels intéressés pour creuser cette piste…
Cap sur le dentaire…
Aujourd’hui, le domaine dentaire est une grosse activité du laboratoire. La Faculté de Chirurgie Dentaire de Nice de l’Université Côte d’Azur a approché l’École des Mines il y a maintenant plusieurs années et le CEMEF accueille aujourd’hui plusieurs praticiens hospitaliers en qualité de chercheurs associés. « J’ai encadré le travail de thèse de plusieurs chirurgiens maxillo-faciaux niçois avec qui je continue de travailler. Le développement de nouveaux biomatériaux dentaires est un réel enjeu. » En collaboration avec le Pr Nathalie Brulat-Bouchard du CHU de Nice, Yannick Tillier et les équipes du CEMEF ont soumis deux projets à l’Agence Nationale de la Recherche qui ont été financés. Le premier a permis de caractériser finement le comportement de biomatériaux dentaires et comment ce dernier évolue avec le temps, notamment grâce au développement d’un dispositif expérimental permettant de les faire vieillir prématurément. Le second, qui a commencé en janvier 2023, a pour mission de développer des matériaux de restauration dentaire qui reproduisent les gradients de propriété que l’on retrouve naturellement au niveau des dents grâce à des techniques de fabrication additive. Comme l’explique Yannick Tillier : « Les dents sont faites d’émail à l’extérieur et de dentine à l’intérieur. La jonction entre les deux permet de stopper naturellement la propagation d’éventuelles fissures. Autre preuve que la Nature est vraiment bien faite ! Or actuellement, quand un dentiste traite une carie, il restaure la dent à l’aide d’un composite qui présente le même comportement partout, ce qui est, a priori, moins performant que la dent naturelle, et ceci peut être à l’origine de reprises de caries. Le projet vise également à proposer de nouveaux matériaux, moins toxiques que les produits existants et qui vont durer plus longtemps. »
Un autre projet porte sur les plaques d’ostéosynthèse utilisées par les chirurgiens maxillo-faciaux pour assembler des fragments osseux entre eux. La technique la plus commune chez les chirurgiens est d’utiliser des plaques en titane de différentes tailles standard et de les adapter à la morphologie des patients au cours de l’intervention. Cela prend du temps, cela allonge la durée de l’anesthésie, et cela nécessite du stock pour les pièces. Avec les progrès de l’imagerie médicale et des méthodes d’analyse d’images, nous assistons à un changement de paradigme. Il est en effet aujourd’hui possible de réaliser un jumeau numérique du patient, de l’utiliser pour planifier l’opération en amont et ainsi de lui proposer des plaques personnalisées, réalisées sur mesure par impression 3D de poudre de titane. Yannick Tillier travaille avec le Docteur Charles Savoldelli (Institut Universitaire de la Face et du Cou, CHU de Nice) en collaboration avec la société Materialise Medical, pour que la biomécanique des patients soit également prise en compte dans la boucle d’optimisation, afin de minimiser le risque, réel, de rupture des plaques. « Il faut savoir que le titane est un matériau très particulier. Il est imprimé sous forme de poudre qu’on va fusionner avec un laser, et la poudre est hautement inflammable. Celles et ceux qui la manipulent ont des tenues de protection comparables à celles des cosmonautes… ». Il poursuit : « Dans cette nouvelle approche, les échanges sont constants entre le chirurgien, l’ingénieur médical et l’industriel qui produit les plaques. Il est aussi possible de créer de la même façon des guides chirurgicaux qui permettent au chirurgien de forer les os et de positionner les implants et les vis tout en limitant les risques de lésion des tissus adjacents. En somme, plus besoin de stock coûteux d’implants, moins de sollicitation du service de stérilisation, plus besoin d’adapter les plaques aux patients pendant l’intervention et donc moins de risques opératoires et de ruptures de plaques en post-op… Il n’y a que des avantages ! A tel point que cette stratégie va faire l’objet d’une nouvelle application dans le domaine de l’orthopédie grâce au financement récent du projet RHU (Recherche Hospitalo-Universitaire) ReBone, porté par le Dr Marc-Olivier Gauci du CHU de Nice et auquel le CEMEF a la chance de pouvoir prendre part ».
Aucun doute. La biomécanique a de beaux jours devant elle.
Les Mines Associées au projet ReBone
La recherche hospitalo-universitaire ReBone, dirigée par le Dr Marc-Olivier Gauci, chef du service de chirurgie de l'épaule du CHU de Nice, est un projet de recherche ANR qui explore les apports des nouvelles technologies numériques de pointe en chirurgie de l'appareil locomoteur. Jumeau numérique, IA, modélisation 3D, impression 3D, réalité mixte, robotique...
Ce RHU concentre des départements cliniques reconnus, des instituts de recherche d'excellence (Inserm, Inria, Institut Pasteur, CNRS, Instituts 3IA Côte d'Azur et PRAIRIE) et des partenaires industriels de toute la filière technologique afin de travailler collaborativement à transformer les pratiques pour améliorer la prise en charge des patients. Le Centre de mise en forme des matériaux a la chance d'y prendre part.
Une formation en pointe
Yannick Tillier est professeur à l’Ecole des Mines de Paris (Mines Paris – PSL) et y est responsable de plusieurs enseignements en lien avec le domaine de la santé dans le cadre du cycle Ingénieur Civil des Mines. Il est également responsable du parcours Biomécanique du Master d’Ingénierie Biomédicale (BME-Paris pour BioMedical Engineering) auquel l’École des Mines de Paris prend part et qui est une formation en deux ans pensée pour croiser les sciences biomédicales avec les sciences de l’ingénieur. Les conférences d’enseignement font appel à des professeurs invités, des cliniciens hospitaliers, des chercheurs et des sociétés privées dont Materialise Medical, GE Healthcare, Philips Healthcare, Renault, Sanofi, Thalès … La formation vise à apporter aux étudiants les connaissances et techniques nécessaires dans de nombreux domaines de l’ingénierie biomédicale en favorisant une approche collaborative féconde entre les élèves ingénieurs et les étudiants en médecine. Les étudiants qui suivent la nouvelle option Santé et Vivant découvrent chaque année, pendant une semaine, les acteurs azuréens majeurs du secteur de la santé.
1 « Les matériaux vivent, leur dynamique au cœur des enjeux de mobilité », SophiaMag #42
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