Ces âmes, rouvrez-vous !

Par Frank Davit, 2 juin 2024 à 19:55, Vallauris

Polis

Longtemps il a été le bel endormi, rêvant aux fantômes de sa gloire passée qui hantent les lieux dans le secret de ses vieilles pierres. Aujourd'hui le temps de son retour en grâce est venu. À Vallauris, l'atelier Madoura va se refaire une beauté pour redevenir un haut lieu de la Beauté...

En mode, on parle d’upcycling. Soit la récupération de matériaux usagés pour leur redonner vie sous des formes valorisées. On pourrait tout aussi bien recycler ce mot pour évoquer le projet qui va venir redonner un nouveau souffle à un « monument » historique du patrimoine culturel azuréen, l’atelier Madoura. 988 m² aujourd’hui dans un état de vétusté. Fermé depuis 2007. Après des décennies de beaux et loyaux services pour la cause de la céramique, le mythique atelier va en effet bénéficier d’une réhabilitation en bonne et due forme afin de lui rendre ses lettres de noblesse tout en l’auréolant de la dimension d’un lieu de mémoire. Soit la dimension d’un véritable lieu-culte aux yeux des initiés comme du grand public, l’atelier Madoura ayant été le théâtre de riches heures créatives au cours du 20e siècle, dans le sillage d’immenses artistes de cette époque, de Picasso à Matisse, de Chagall à Cocteau et bien d’autres encore, sans oublier Suzanne Douly Ramié qui fut sa propriétaire, elle-même maître céramiste de premier plan. Mot d’ordre de cette réhabilitation menée sous l’égide de la Communauté d’Agglomération Sophia Antipolis et de la Mairie de Vallauris : ne pas dénaturer l’esprit des lieux. Le bâti existant sera donc conservé et restauré et se verra prolongé par deux extensions s’inscrivant dans sa trame architecturale, sans rupture de ton avec la partie plus ancienne de la construction. Un jardin viendra agrémenter l’ensemble. Á l’arrivée, verra ici le jour un espace d’exposition doublé d’un pôle dédié à la céramique. Le projet, dont le coût total HT est évalué à hauteur de 6 600 000 €, est mené par l’architecte concepteur Philippe Donjerkovic. Livraison à l’horizon 2025.


Suzanne, Georges, Pablo et les autres…


L’histoire de l’art lui a ouvert les portes de la postérité au 20e siècle. A l’échelle locale, l’atelier était un site de fabrication reconnu pour son savoir-faire artisanal, pour son tour de main et pour la qualité de ses productions. Mais, à partir de 1948, après le passage d’une tornade créative nommée Pablo Picasso entre ses murs, plus rien n’a été pareil. Á l’origine, spécialité de l’endroit : fabrique de poteries et de céramiques utilitaires dans un esprit traditionnel. L’endroit ne s’appelle pas encore Madoura et appartient pour l’heure à une famille de potiers de Vallauris, la famille Chiapello. En 1938, un jeune couple vient à passer par là et loue l’atelier. Elle, c’est Suzanne Douly, jeune artiste expérimentant les techniques de la céramique en s’écartant peu à peu des règles académiques qui encadrent l’activité. Lui, c’est Georges Ramié qui, toute sa vie, va seconder son épouse dans la pratique de son art. Ils raccordent les premières syllabes de leurs noms respectifs pour baptiser le lieu et signer les créations maison. Cela donne l’enseigne Maison Douly Ramié, plus connue sous son acronyme Madoura. En 1948, ils rachètent l’atelier. La suite, tout le monde la connaît. Les tours de potier de l’atelier deviennent des tours de magie quand, de sa baguette de sourcier des arts faisant sans cesse jaillir des merveilles de ses mains, Picasso jette son dévolu sur Vallauris et sur la science ancestrale de la céramique perpétuée par le village. Dans l’atelier du couple, le peintre prend ses quartiers et se joue de tous les diktats esthétiques. Avec l’aide de l’équipe de céramistes œuvrant sur place, Dominique Sassi en première ligne, il réinvente un métier de céramiste à sa démesure. Au fil du temps, environ 3 500 pièces originales et 600 éditions seront créées sur place, sous les auspices de Picasso. La renommée de l’atelier déborde, attire d’autres artistes vers les foyers de cette ruche de talents. Cocteau, Chagall, Matisse, Victor Brauner, Foujita y viennent tour à tour, apprentis sorciers trouvant dans la céramique une autre façon de transcender leur travail. Madoura fait sensation. Picasso en restera un habitué jusqu’en 1961, avant de voguer vers d’autres horizons.


Une céramiste dans ses œuvres


Son mari, Georges, pour l’épauler et pour l’aider à gérer le lieu, Suzanne Douly Ramié fut l’âme de l’atelier Madoura. Elle lui a donné toutes les irisations de sa sensibilité et de son énergie créatrice en étant elle-même une artiste à part entière. Ce serait une erreur de ne considérer le rayonnement de l’endroit qu’à l’aune de Picasso et ses pairs. L’œuvre de Suzanne Douly Ramié vibre d’une belle intensité par une approche de la céramique originale. Là où Picasso ne s’interdisait rien et cassait tous les codes, elle préférait opter pour des compositions moins sauvages, dans des tonalités chromatiques misant volontiers sur des émaux monochromes. Comme une forme de délicatesse en contrepoint de tout ce qu’il y avait de débridé dans le geste de l’Andalou. Moins spectaculaire sans doute, mais peut-être davantage sous le signe d’une force tranquille, d’une ferveur intérieure. Ses motifs aussi font montre d’un sens de l’épure, tendent parfois vers l’abstrait. Quoi qu’il en soit, c’est Suzanne qui a tout appris à Pablo, ou presque, en matière de céramique. Leur amitié dura jusqu’à la fin, avec la mort de Picasso en 1973, suivie par celle de Suzanne Douly Ramié en 1974.


Parution magazine N°45 (juin, juillet, août)

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