Détection des ondes gravitationnelles, l’apesanteur et la grâce

Par Antoine Guy, 12 mars 2025 à 11:14

Planète bleue

La physique n’interroge pas l’infiniment petit en claquant des doigts. Avec l’interféromètre LISA1, l’expérimentation atteint des sommets, ceux d’une constellation de trois satellites, chacun porteur de deux lasers. Gravitant autour du soleil à 50 millions de km de la terre, ce laboratoire triangulaire de 2,5 millions de km de côté traquera les déformations picométriques de l’espace-temps dues aux soubresauts de deux trous noirs en instance de mariage aux confins de l’univers primordial. Nicoleta Dinu-Jaeger, du laboratoire ARTEMIS de l’Observatoire de la Côte d’Azur, explique comment cette mission débusquera de fugaces ondes gravitationnelles. À partir de 2035...

Expérience de pensée…


Imaginons que lors d’un de ces rituels dîners du samedi soir, vous fassiez part à votre voisine ou voisin de votre curiosité polie au sujet de ce à quoi il ou elle passe ses journées. Vous obtenez la réponse suivante : « Conception d’un outil qui devra démontrer par l’expérience l’une des conséquences prévues en 1915 par la théorie d’Einstein, la bien nommée « relativité générale ». Le travail a commencé depuis plus de vingt ans et proposera des réponses après 2035. » Intrigué, réalisant que vous êtes tombé sur la ou le physicien de la soirée, vous osez la poursuite de l’interrogatoire... « Cet outil permettra de mesurer des variations locales de l’espace-temps, dues à la propagation d’ondes gravitationnelles (entre 1 et 10-4 Hz), entités éminemment fugaces et si difficiles à mettre en évidence qu’on a longtemps douté de leur existence, d’autant plus que, sans remettre en cause la mécanique newtonienne dite de la gravitation universelle, elles la relèguent au rang d’approximation. »


Devant votre hébétude, cet(te) extra-terrestre ajoute: « Un triangle de 2,5 millions de km de côté dont les sommets sont trois satellites coordonnés entre eux gravitera de manière héliocentrique sur la même orbite que la Terre mais décalés d’un angle de 20°, soit 50 millions de km. Il s’agit d’un interféromètre de Michelson redondé, adapté aux conditions expérimentales dans l’espace et surtout à ce qu’il prétend mettre en évidence. Les trois satellites s’enverront des faisceaux laser calibrés pour mesurer des variations de distance entre eux de l’ordre du picomètre (milliardième de millimètres, ordre de grandeur des atomes). Ces variations de distance, en dehors de toute autre influence ou cause, caractériseront une modification de l’espace-temps due à la présence d’ondes gravitationnelles provoquée par la coalescence de deux trous noirs, dont on suppose l’existence également. Ces trous noirs, ou étoiles éteintes, d’une densité inimaginable, atteignent jusqu’à 10 millions de fois la taille de notre soleil, habitent à des centaines de milliers d’années-lumière du petit triangle chargé de traquer les effets picométriques des ondes gravitationnelles qu’ils sont censés émettre. »


À cet instant précis, soit vous éclatez de rire en supposant une facétieuse caméra cachée, soit vous reprenez pour la troisième fois un triple cognac, et dans un ultime réflexe de survie baudelairienne pour échapper à l’apesanteur qui vous envahit, vous murmurez avec gravité les derniers vers du Voyage : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »


Les pépins semblent toujours provenir du même fruit


Mais non, nous ne rêvons pas. Cette expérience n’est ni de pensée, ni une farce. Elle est bien réelle et des équipes internationales de plusieurs centaines d’ingénieurs et scientifiques y travaillent depuis une bonne dizaine d’années, dont le laboratoire ARTEMIS2 de l’Observatoire de la Côte d’Azur. La phase opérationnelle est prévue pour débuter en 2035.


Depuis le 17e siècle, la pomme de Newton n’en finit pas de tomber en dressant des barrières contre lesquelles notre compréhension de la physique fondamentale continue de se heurter. Mon Dieu ! Vers quels rivages faut-il voyager pour que cette loi de la gravitation universelle accepte de nous livrer ses secrets ? Une acception si simple, mais qui a dicté à l’Univers toute son évolution depuis un supposé et mystérieux big bang.


En 1915, Einstein a fait faire un très grand pas à la physique, postulant avec une grande intuition théorique que ce qu’il nomme l’espace-temps se déforme en présence d’objets massiques. Ainsi, un corps « A », en dehors de toute influence extérieure, qui devrait donc se déplacer tout simplement selon une trajectoire rectiligne, entamera à un moment une gravitation autour d’un autre corps attracteur « B » car la masse importante de ce dernier crée une déformation de l’espace, pareille à une cuvette dans laquelle « A » va soit tomber, soit ne cesser d’orbiter. Même les photons, supposés champions toutes catégories de la trajectoire rectiligne, sont déviés par des masses importantes. Ainsi les trous noirs, insolemment lourds et denses, attirent à eux impitoyablement tous les photons qui s’aventurent à proximité. Ces gloutons aspirateurs à lumière, apparaissent ainsi noirs puisqu’aucun photon ne peut en ressortir. On les devine plutôt qu’on ne les voit.


En matière d’ondes, pour aller plus loin, il faut d’abord aller plus près


Cette représentation mentale en cuvette, mais dont on constate très sûrement les effets en observant les astres, suppose l’existence d’ondes dites gravitationnelles, capables de déformer l’espace comme des rides sur l’eau, qui se propagent à la vitesse de la lumière3. Depuis le début des années 1990, les chercheurs ont entamé un sérieux flirt physique avec elles. Heureusement sur la même longueur d’ondes, trois d’entre eux4 ont reçu en 2017 un Nobel à la suite d’expériences célèbres menées sur Terre avec l’interféromètre LIGO5. Effectivement, une version améliorée de l’interféromètre de Michelson (son inventeur à la fin du 19e) permet de détecter ces infimes variations de l’espace causées par ces ondes espiègles et cachotières.


Donc les ondes gravitationnelles existent, et certains les ont rencontrées sur Terre. Il est à la fois tentant et logique, en capitalisant sur les connaissances acquises, de continuer à les chasser, non seulement pour mieux les caractériser, mais aussi pour localiser leurs sources les plus virulentes, c’est-à-dire les trous noirs en cours de fusion, qui nous enseignent indirectement ce que fut l’univers primordial. Ces investigations échevelées alimentent aussi d’autres débats, comme l’existence de la matière noire, de la nature et de l’origine de cet Univers dont nous sommes les minuscules hôtes.


Pourquoi ferait-on mieux dans l’espace ce qu’on a réussi sur Terre ?


La volonté de construire un tel tripode et de le promener dans l’espace se justifie amplement par le fait que de telles expériences d’interférométrie afficheront d’autant plus de fiabilité qu’elles se déroulent hors de toute influence extérieure. Il nous faut avoir la certitude de ne mesurer que des déformations gravitationnelles de l’espace et rien d’autre… surtout pas de dilatation thermique, ni les effets des rayons cosmiques… juste un beau vide spatial sans parasite. Projeter précisément dans une zone de l’espace un système de trois satellites coordonnés pour reconstituer ensuite les branches d’un interféromètre laser, le tout entièrement automatisé, capable de mener les bonnes mesures picométriques et d’envoyer les résultats sur Terre relève de la gageure. Ce que l’on gagne en élégance expérimentale, on le perd en complexité de l’ingénierie. Un « Michelson » n’a besoin que de deux bras. LISA est un triangle équilatéral, et met en œuvre simultanément trois interféromètres, autorisant le défaut possible d’un des trois satellites sans compromettre la mission.


LISA, un plan à trois sans gravité


Résumons-nous. Mettre en œuvre LISA consiste à piloter l’envoi au moyen d’un lanceur Ariane, puis le voyage pendant un an et demi sur une distance de 50 millions de km, puis le maintien sur une orbite hélio-centrée, de trois satellites agencés selon un triangle équilatéral de 2,5 millions de km de côté. Ensuite, il faudra automatiquement, dans les satellites, libérer en apesanteur dans une enceinte à ultravide, des masses cubique de 4,5 cm de côté en alliage or-platine dotées d’un coefficient de dilatation presque nul, hors de toute influence électro-magnétique6 pour ne subir que la gravité, c’est-à-dire ce que l’on veut mesurer. La conception du satellite et de tous les composants des interféromètres (miroirs, bancs optiques, transpondeurs, électroniques…) répond également à un cahier des charges vertigineux en précision, pureté, fiabilité..


À ce propos, Nicoleta mentionne une anecdote. Les photorécepteurs des bancs optiques, composants clés d’un interféromètre laser, doivent résister au bombardement des protons solaires. Ceux de LISA ont été testés avec succès au centre de cancérologie Antoine Lacassagne grâce à l’appareil de protonthérapie dont une sortie peut-être calibrée pour mener ce genre de test ! La cancérologie partenaire de l’ingénierie spatiale pour détecter les déformations de l’espace-temps ? Dans l’univers de LISA, rien ne doit nous surprendre.


Autre défi et non des moindres, puisque LISA va mesurer les distances entre ces trois masses en apesanteur, ce sont elles qui dictent au satellite porteur sa position et sa trajectoire, et non l’inverse. Le programme LISA-Pathfinder a validé avec succès en juillet 2017, dans l’espace sur un point de Lagrange, le fonctionnement autonome et synchronisé de ces ensembles d’une délicatesse et d’une précision inimaginables.


Ensuite et enfin seulement, les lasers s’allumeront, et les mesures interférométriques commenceront pour évaluer des variations « gravitationnelles » de l’espace en picomètres entre les trois masses de test, distantes entre elles de 2,5 millions de km. Puis le travail mathématique de filtrage numérique et de transmission des données acquises vers les ordinateurs terriens commencera, révélant, on l’espère, la signature gravitationnelle de ces troublants trous noirs lointains que l’on espionne avec tant de pugnacité.


Au barycentre de la physique, de l’ingénierie spatiale et des mathématiques


L’aventure LISA doit durer encore au moins dix ans avant de donner ses fruits. Sera-t-elle fructueuse ? Normalement oui du point de vue de la pomme de Newton qui ne deviendra pas celle de la discorde en réconciliant possiblement la physique quantique et celle d’Einstein autour du concept de graviton, pendant possible pour les ondes gravitationnelles du photon pour la lumière. Du point de vue de la technologie en ultra-précision, des apports en connaissance des matériaux, des bancs optiques ultra-sensibles, de la construction spatiale, du pilotage synchronisé de plusieurs vaisseaux en constellation, du traitement numérique et mathématique des résultats d’expérience, les conquêtes seront indéniables.


LISA: avancer, encore et encore dans la mesure du possible


L’espace-temps, beaucoup plus qu’un passe-temps, est irréfutablement un sacerdoce, à ce niveau de budget et d’implication. Sa nature et son mystère nous poussent dans des retranchements scientifiques et d’ingénierie que l’on avait peine à imaginer il y a encore vingt ans. Le projet LISA propose, pour appréhender la gravité de l’univers et comprendre l’univers de la gravité, de relever des défis technologiques, expérimentaux et théoriques d’une ampleur rare.


Même si la destination demeure lointaine, finalement le voyage importe plus, et en s’autorisant à explorer la possibilité de lois si fondamentales, nous découvrons combien l’invisible est majoritaire par rapport au visible dans l’univers qui nous héberge. Une bonne nouvelle puisque « l’essentiel est invisible pour les yeux ».





1. LISA : Laser Interferometer Space Antenna


2. ARTEMIS : Astrophysique Relativiste, Théories, Expériences, Métrologie, Instrumentation, Signaux – UMR n° 7250


3. La mécanique newtonienne suppose l’instantanéité et la permanence de la gravité.


4. Rainer Weiss (USA), Barry Clark Barish (USA) et Kip Thorne (USA) ont reçu en 2017 le prix Nobel de physique


5. LIGO : Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory


6. Pour éviter que les mesures ne soient perturbées par une charge électrique, les masses de tests sont déchargées en permanence par le rayonnement de LED bleues.

Parution magazine N°48 (mars, avril, mai)

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