Ifremer ou l’ivresse des profondeurs

Par Antoine Guy, 2 septembre 2024 à 10:36

Planète bleue

Dans un contexte climatique perturbé, la compréhension des dynamiques des océans occupe plus que jamais le devant de la scène. L’interface terre-mer, les migrations d’espèces, les pollutions, l’évolution des ressources, les impacts socio-économiques… autant de questions qui requièrent sciences, connaissances, modélisations et technologies. Vincent Rigaud, directeur du centre Ifremer Méditerranée, nous reçoit. L’institut impressionne par le spectre des sujets abordés et des moyens mis en œuvre.

Des missions ambitieuses et diverses, au service de l’économie bleue, de la connaissance du milieu, et des politiques concernées


I – fre - mer. Trois syllabes pour dire Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer, Trois syllabes nées en 1984 de la fusion du CNEXO (Centre national pour l’exploitation des océans)1 et de l’ISTPM (Institut scientifique et technique des pêches maritimes)2, trois syllabes héritières de travaux commencés sous Napoléon III, trois syllabes comme trois missions majeures : contribuer à protéger et restaurer l’océan, gérer durablement les ressources et milieux marins, partager des données et informations marines.


« Nous nous intéressons à toutes les diversités de l’océan, aux abysses, au continuum terre-mer, à l’océan vu de l’espace sur les thématiques environnement, pêche, aquaculture, grands fonds marins, autant en recherche qu’en expertise et en innovation. Nous sommes interpellés par la société sur des sujets variés, espèces invasives comme le crabe bleu, influence de l’évolution de la salinité et de la température sur la taille des sardines et des anchois dans le golfe du Lion, impacts de nouveaux contaminants dans l’environnement en lien avec les pressions anthropiques sur le milieu (œstrogènes, café, PFAS3…), exploration des grands fonds,… » expose Vincent.


« Nous travaillons également sur l’impact des changements globaux sur les filières des pêches et des aquacultures, en imaginant des solutions d’anticipation aux possibles sensibilités et mutations associées. Par exemple, nous coopérons avec les conchyliculteurs de l’étang de Thau à Sète, en observant par des approches écosystémiques l’état du milieu et en scénarisant l’évolution des ressources en mettant au point des jumeaux numériques et des mesures de restauration des milieux. Nous étudions certaines populations de poisson dans des élevages expérimentaux où nous simulons les conditions d’évolution du climat et de l’environnement. Dans notre installation aquacole de Palavas-les-Flots qui héberge plusieurs milliers de bars (loups), nous étudions des scénarii d’aquaculture multi-trophique mixant culture de poissons, algues et invertébrés marins, permettant de réduire leur impact sur le milieu et de rester économiquement compétitifs. Nos expertises sont également utilisées par l’État. Nous avons rendu récemment un avis pour la préfecture des Alpes-Maritimes à propos de la ferme aquacole en baie de Cannes … » poursuit-il.


« Nous mettons également en œuvre dans des cadres règlementaires européens et nationaux une surveillance de la qualité des milieux, comme la densité bactériologique des zones de production. Ces observations sont cruciales sur la bande Nice-Cannes caractérisée par 60 % d’urbanisation côtière et une augmentation du lessivage des sols dans le haut pays due aux évènements météo extrêmes. Nous ne nous cantonnons pas aux constats, nous nous impliquons sur les solutions. Nous évaluons l’efficacité des outils de restauration écologique en milieu portuaire où se développent les récifs artificiels et les aménagements favorisant la biodiversité. Nos missions s’inscrivent toujours dans l’économie, la recherche et l’innovation », termine-t-il.


Cet océan vaut bien un institut sans doute ?


Vincent énumère quelques chiffres4, marqueurs des enjeux écologiques, socio-économiques, alimentaires et sanitaires portés par les océans. « De même que notre corps contient 70 % d’eau, Gaïa en est recouverte à 70 %. Nous n’en n’avons cartographié qu’une infime partie avec des précisions très variables. Il est commun de constater que nous connaissons mieux l’espace que nos océans !…


… Ils abritent 250 000 espèces marines connues. On en découvre environ 2 000 nouvelles par an. Près de 60 millions de personnes dans le monde vivent de la pêche et 20 % de la population mondiale (1,6 milliard) habitent à moins de 30 km d’un littoral. 17 % des protéines animales consommées sont d’origine aquatique et on estime que ce sera 20 % en 2030. 23 % du CO2 anthropique et 90 % de la chaleur qui résulte du dérèglement climatique sont absorbés par les océans. Avec un pH moyen de 8,1, ils sont 30 % plus acides qu’avant la révolution industrielle. L’élévation du niveau de la mer s’accélère, passant de 1,4 mm/an à la fin du 20e à 3,6 mm/an aujourd’hui. Nous rejetons dans l’océan entre 5 et 12 millions de tonnes de plastique chaque année. »


Inutile d’aller plus loin pour étayer la démonstration. Les océans sont cruciaux pour la survie de l’humanité. Avec ses 11,8 millions de km2, la France possède le deuxième domaine maritime mondial derrière les USA. La tâche est donc immense. Étudier, observer, mesurer, explorer, comprendre, recommander… Autant de verbes que l’Ifremer met en musique, fort de ses 1 500 collaborateurs, ses 24 implantations réparties sur le globe, ses 17 navires océanographiques (de 30 à 107 m de long), ses 6 engins sous-marins, ses 260 millions d’euros de budget. « Pour porter l’ambition de sciences océaniques belles, utiles et partagées, de la côte au large et des abysses à la surface. » En 2022, 640 publications scientifiques, 79 avis et 5 déclarations d’invention ont été rendues publiques par 900 doctorants, chercheurs et ingénieurs de l’Ifremer.


Des moyens inédits pour aller au fond des choses… et de la mer


L’Ifremer demeure emblématique pour ses sous-marins d’exploration des grands fonds, autonomes ou habités. Vincent, ancien doctorant de l’Inria, a intégré l’Ifremer en 1990 pour y créer le premier laboratoire de robotique et d’intelligence artificielle, pilotant les équipes conceptrices de ses engins sous-marins pendant 25 ans.


Qui ne se souvient avoir admiré, en feuilletant un vieux Science & Vie, une vue d’artiste du « Bathyscaphe » illuminant une fosse sous-marine inquiétante, ou dans le documentaire « Le Monde du silence », le visage grossi par un masque de plongée, Albert Falco, plongeur de la Calypso du commandant Cousteau en train de taquiner une murène. L’expertise en sous-marins d’exploration de l’Ifremer vient de là et permet à la France de faire partie du club très fermé des cinq nations capables de plonger jusqu’à 6 000 m.


Une famille d’AUV, Autonomous Underwater Vehicle


Pour cartographier les fonds, l’Ifremer dispose d’abord d’Asterx et d’Idefx, deux robots autonomes en forme de torpille (4,5 m de long pour 850 kg). Ils travaillent jusqu’à 2 850 m de profondeur, parcourant jusqu’à 100 km sans lien avec le navire de surface, quadrillant pendant 20 heures une zone de 20 km2. Depuis 2005, ils ont 90 campagnes au compteur, soit plus de 15 000 km parcourus en 800 plongées.


Leur grand frère, Ulyx, également autonome, a commencé à plonger en 2020. Cet athlète de 2,8 tonnes de technologies et d’innovations, plonge à 6 000 m, dispose d’une autonomie de 24 à 48 heures et cartographie grâce à son sonar des surfaces de 50 à 80 km2. Ce surdoué joue la carte de la polyvalence, embarque en plus des instruments de mesures physico-chimiques, des appareils photos, sait voir et entendre de près ou de loin, met en œuvre des algorithmes d’IA lui permettant de décider d’une stratégie de navigation intelligente pour s’attarder et s’approcher d’un « truc » inattendu.


Les ROV, Remotely Operated Vehicle


La dernière de cette famille se nomme Ariane… Oui, vous devinez bien. Cet engin est relié à la surface par une « simple » fibre optique, un fil d’Ariane… Elle embarque son énergie sous forme de batterie et déplace jusqu’à 2 500 m de profondeur sa tonne huit sur 10 km durant 10 heures grâce à des propulseurs orientables et des capteurs de navigation. Véritable 4x4 pélagique, Ariane sait évoluer en terrain accidenté. Sa mission consiste à inspecter, prélever, intervenir grâce à ses bras articulés. L’opérateur de surface la pilote aux joysticks. Équipée de caméras HD, d’un appareil photo numérique orientable, Ariane réalise des cartographies 3D haute résolution.


Le grand frère d’Ariane répond au nom de « Victor 6000 », pour 6 000 m, la profondeur à laquelle il plonge. Avec ses 4,6 tonnes, Victor boxe en catégorie super-lourd. Il a commencé sa carrière en 1999, accomplissant loyalement plus de 800 plongées. Victor 6000, à la différence d’Ariane, est alimenté en énergie par son cordon ombilical, un câble électro-opto-porteur de 8 000 m. Victor 6000, en perpétuelle amélioration, est un ROV ultra équipé, fiabilisé, dont les capacités d’intervention, de prélèvement, d’échantillonnage « sont extraordinaires pour la communauté scientifique. »


À tout seigneur, tout honneur : le Nautile


Star de cette flotte, son nom est un clin d’œil au célèbre « Nautilus » du capitaine Némo, né dans l’imaginaire densément peuplé de Jules Vernes.


Le Nautile s’inscrit lui aussi dans une noble lignée. L’aïeul né en 1948 avait été baptisé Bathyscaphe5, un dinosaure ! Pesant jusqu’à 300 tonnes, plongeant jusqu’à 11 000 m de profondeur, il était remorqué par son navire accompagnateur. Le commandant Cousteau revisita le concept et dévoila à partir de 1959 une soucoupe plongeante (SP), baptisée « Denise », prénom de l’épouse de Jean Mollard, l’un de ses concepteurs. Ressemblant à un gros coquillage jaune, elle a sûrement inspiré « Q », le Géo Trouvetou irascible de la saga 007. Accusant sur la balance 3,5 tonnes, la SP-3506 embarque deux équipiers, plonge à 350 m et se déplace dans toutes les directions grâce à ses propulseurs. La famille de ces « puces de mer » s’agrandit avec la SP-500. Puis vint « Cyana », un sous-marin de poche de presque 10 tonnes, opéré par trois personnes, capable de descendre à 3 000 m de profondeur.


Le Nautile a hérité de cet épais et profond savoir-faire. Lancé en 1984, ce beau bébé de 18 tonnes descend à 6 000 m avec trois personnes à bord. Il dispose de 8 heures d’autonomie en opération et de 5 jours en sauvegarde. Equipé de hublots panoramiques, de projecteurs, de deux bras manipulateurs, de préleveurs d’eau et d’aspirateur à faune, il accomplit des missions de reconnaissance, de prélèvement, de manipulation d’outils, de localisation, d’investigation et d’assistance au relevage d’épaves.


Oceanus incognitus


L’océan n’a sûrement pas fini de nous surprendre. On vient de découvrir dans le Pacifique par 4 000 m de fond près de la fracture Clarion-Clipperton de « l’oxygène noir » qui pourrait être le résultat de l’électrolyse de l’eau par des galets riches en métaux se comportant comme des piles. Cette zone est connue pour ses champs de nodules polymétalliques.


Qui peut appréhender ce que recèle vraiment l’océan où serait apparue la vie ? La boîte à outil Ifremer n’est probablement pas suffisante, mais tellement nécessaire pour envisager notre futur.




1 Créé sous la présidence du général de Gaulle le 3 janvier 1967, au même moment que l’Agence nationale de valorisation de la recherche (ANVAR) et l’Institut de recherche en informatique et en automatique (IRIA).

2 Créé le 14 octobre 1953 pour remplacer l’Office scientifique et technique des pêches maritimes, lui-même créé en 1919 pour remplacer le Service technique puis scientifique des pêches maritimes, un organisme dont les origines remontent à une décision de Napoléon III en 1861.

3 Les per- et polyfluoroalkylées, désignés collectivement sous le nom de PFAS, sont des substances chimiques qui partagent la caractéristique d’être très persistantes dans l’environnement.

4 Source Ifremer.

5 Nom forgé en 1946 par son concepteur Auguste Piccard à partir de deux mots de grec antique. « βαθύς », bathús (profond) et de « σκάφη », skaphê (barque).

6 SP pour Soucoupe plongeante.

Parution magazine N°46 (septembre, octobre, novembre)

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