Filière spatiale européenne
un impératif de restructuration
Quoi d'9 ?

Sagittarius C (NIRCam Image) © NASA, ESA, CSA, STScI, S. Crowe (UVA)
Loïc Chanvillard, délégué Alpes-Maritimes et filière espace du pôle SAFE, s’est prêté au jeu des trois questions avec la rédaction pour échanger sur les actualités de la filière. Sans langue de bois, en amont de la conférence ministérielle fin 2025 qui va déterminer les contributions de l'ensemble des pays européens au programme de l'ESA, tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le secteur sans avoir jamais osé le demander…
Vous êtes le représentant azuréen du pôle de compétitivité dédié aux secteurs aéronautique, spatial, sécurité et défense. Quel regard portez-vous sur les enjeux principaux de la filière à ce jour ? Et est-on bien armé pour les relever ?
Au niveau français et européen, il est clair qu’il faut reprendre notre juste place au niveau mondial. Nous avons tout ce qu’il faut pour être et rester un acteur majeur du spatial mondial. Pour autant, la perte de compétitivité et d’influence de la France comme de l’Europe est bien réelle sur les quinze dernières années.
L’enjeu principal, de mon point de vue, est un enjeu de restructuration avec une orientation beaucoup plus orientée vers les marchés. Une réalité à prendre en compte aujourd’hui est que le poids du secteur spatial augmente dans tous les pays. Jusqu’à relativement récemment, on avait cinq ou six pays aux manettes. Aujourd'hui, tout le monde a son agence et tout le monde développe des applications à base de données géospatiales, voire lance ses propres satellites. La concurrence s’organise et il y a un réel enjeu de positionnement à deux niveaux : d’une part, sur les marchés stratégiques les plus porteurs, et d’autre part sur les rapports entre les acteurs historiques et les nouveaux entrants, et entre les grands acteurs historiques et les nouveaux entrants qui sont souvent plus petits.
Il est indispensable que la filière se réinvente au vu de ce nouveau contexte. La commande européenne est encore très classique. Pourquoi fait-on du spatial en France et en Europe ? Essentiellement pour deux raisons. La première est une question de souveraineté et d’indépendance stratégique et opérationnelle. On a fait Galileo pour ne pas dépendre de GPS, on a fait Copernicus parce qu’on voulait nos propres jeux de données environnementales, on lance IRIS² pour ne pas être dépendant de StarLink… La deuxième raison est liée aux besoins des missions scientifiques. Même si ces deux objectifs sont légitimes et pertinents, ils sont très peu liés au départ aux logiques de marché et de développement macroéconomiques.
On arrive à la limite de ce système. Toute la structuration du spatial européen a été bâtie de manière verticale. Autour des agences et des gros industriels en premier lieu qui s’appuient sur une chaîne de sous-traitance d’excellence certes, mais qui reste dépendante des contrats générés par les premiers. La relation donneur d’ordre/sous-traitant reste une culture dominante à cette heure. Mais quand le secteur est en mutation et que les règles du jeu changent, il est important de savoir se réorganiser d’une manière plus pertinente. De mon point de vue, on gagnerait à se réorganiser sur des logiques de grappe technologie/business, de manière collaborative, en se centrant sur des objectifs partagés dès le départ et notamment sur des objectifs commerciaux. Il faut viser le passage d’un modèle de sous-traitance à celui de partenariats commerciaux.
En termes de marchés, comment se positionne-t-on ?
Je pense qu’il n’y a pas de soucis à se faire concernant l'activité de Thales Alenia Space et d'Airbus DS sur les marchés institutionnels historiques. Cette activité reste relativement pérenne vu qu’elle est adossée à l’impératif de souveraineté et aux besoins régaliens de systèmes de défense. Si on ajoute à cela le développement de nouvelles missions scientifiques européennes et internationales, ce carnet de commandes-là n’est pas vraiment remis en cause.
L’inquiétude vient plutôt de la part privée des marchés qui est adressée par l’industrie française et européenne. Celle-ci a amorcé une forte décroissance. Le nombre de concurrents extra-européens en croissance exponentielle et leur capacité à se faire largement financer par des capitaux privés limitent très fortement la compétitivité des acteurs européens dans le secteur.
Un enjeu pour l’Europe, en termes de positionnement, est de trouver notre propre modèle et une nouvelle identité au sein de la filière mondiale, sans chercher à copier systématiquement la concurrence. Les Américains, les Chinois, les Israéliens et les autres puissances montantes s’appuient sur d’autres atouts que les nôtres. Il nous faut nos propres programmes et nos propres gammes de produits innovants. Le projet ASCEND est un bon exemple de ce que l’Europe peut arriver à faire. Le projet a pour ambition de déployer des data centers spatiaux en orbite autour de la Terre, avec le double objectif de faciliter le traitement des données issues des satellites, mais aussi de limiter l’impact environnemental du développement massif de l’intelligence artificielle. En matière de souveraineté numérique, l’enjeu est de taille. On parle de déployer 1 gigawatt de capacité en orbite avant 2050. C’est innovant, ça ne copie personne, et si l’on s’y prend bien, on est capable de créer toute une nouvelle gamme de produits et de services qui vont être développés et distribués par les gros industriels européens et aussi par des opérateurs non spatiaux. L’enjeu est là. Penser les programmes européens flagship, ancrés dans des modèles économiques réalistes, rentables, originaux et structurants.
Quelle est la marge de manœuvre des petits acteurs de la filière ?
Elle est importante et stratégique pour l’ensemble de l’écosystème. Avant, le nombre d’acheteurs de satellites était limité et tout se passait exclusivement par appel d’offre, sur base des cahiers des charges techniques. L’industrie spatiale ne se posait pas trop la question de l’usage final du satellite ni de son impact sociétal et économique pour les utilisateurs finaux (ou alors de manière très indirecte). Il est à noter au passage que la filière spatiale faisait figure d’exception par rapport aux autres filières sectorielles. Mais la donne a changé. Aujourd’hui, à l’instar des autres secteurs économiques plus classiques, il faut aller chercher le client beaucoup plus en aval dans la chaîne de valeur. Le client est maintenant aussi un utilisateur et il faut être capable de comprendre ses besoins fonctionnels et opérationnels les plus élémentaires.
Cette démarche n’est pas ancrée dans notre écosystème européen et les acteurs historiques sont peu habitués à cette nouvelle culture. Les petits acteurs, en revanche, sont les plus exposés au marché. Et tout l’enjeu actuel est d’arriver à rebattre les cartes en jouant sur la complémentarité des acteurs. Les grands maîtres d’œuvre sont incités à se mettre à l’écoute des nouveaux acteurs, plus petits, et de venir en soutien des business qu’ils sont capables d’adresser. Souvent l’inverse n’est plus viable pour des questions de réactivité, d’agilité ou de connaissance microéconomique de marchés de plus en plus morcelés. C’est ce changement radical de culture qui est complexe à mettre en œuvre. Cela requiert de la confiance réciproque et de nouveaux modes de collaboration.
Au niveau financier, la marge de manœuvre des petits est théoriquement significative. Dans le cadre du programme France 2030, 860 millions sur les 1,3 milliards de budget affecté au spatial ont été fléchés vers les nouveaux acteurs (PME). Ceci étant dit, il serait intéressant de connaître la part de ce budget qui leur a été effectivement adressée… ne serait-ce que pour s’assurer que cette stratégie était la bonne.
Au-delà de la question de l’intégration des nouveaux acteurs, pour beaucoup de monde à ce jour, un objectif pragmatique est de conserver le savoir-faire des acteurs historiques et d’assurer leur pérennité au vu de la concurrence. Avant d'essayer de créer des emplois chez les nouveaux acteurs, sauvegardons les 10 000 emplois et compétences de la filière française existante. L’'argument est valide, le juste équilibre n’est toutefois pas simple à trouver. Les acteurs historiques sont-ils capables de se restructurer assez en interne en intégrant les nouveaux acteurs ? Car c’est seulement à ce prix que la filière européenne et française retrouvera sa place dans une compétition mondiale pour laquelle les règles ont clairement changé.
Question 3bis… Quelle est la place de la technopole dans tout ça ?
Sophia Antipolis a un rôle essentiel à jouer dans le développement du spatial. La Communauté d'agglomération en a d’ailleurs fait une filière stratégique. Sophia s’est historiquement bâtie autour du numérique, ce qui a lui donné le surnom de Telecom Valley. Ensuite par glissement, elle est devenue une « Automotive Valley ». Devenir une « NewSpace Valley » est aujourd’hui dans le champ des possibles. On parle exactement des mêmes compétences, des mêmes technologies clés, les mêmes valeurs ajoutées : innovation, IA, microélectronique, mécatronique, optique/photonique, logiciel… voire des mêmes domaines applicatifs. La région Sud, et plus particulièrement le groupement de communautés d’agglomération CAP AZUR qui inclut la technopole de Sophia Antipolis, la Communauté d’agglomération Cannes Lérins et le Pays de Grasse, font partie des territoires français à qui le changement de paradigme du NewSpace a le plus bénéficié ces dix dernières années en termes de développement. Ce n’est pas un hasard si l’Agence spatiale française (le CNES) et le Commandement de l’espace s’intéressent de près à ce territoire. Dans le domaine du NewSpace, nous sommes passés en seulement quelques années d’une activité anecdotique sur la technopole reposant sur quelques acteurs de poids comme ACRI-ST à une activité que beaucoup d’acteurs locaux regardent aujourd’hui comme une opportunité de développement de premier plan.
Dans la même rubrique
Vis ma vie
d’acheteur de satellites…
18 mars 2025 à 11:31
40 de microélectronique
vus par Etienne Delhaye
17 mars 2025 à 12:11
One Space, Fast Space
Entretien avec Satellady
12 mars 2025 à 11:31
Le Rouret, centre historique du circuit court
11 décembre 2024 à 02:27
Focus sur la Ferme Digitale
9 décembre 2024 à 02:28
Noces d’argent pour JP Largillet
et ses médias du temps du web
9 décembre 2024 à 02:27
Qu’en pensez-vous ?
Donnez-nous votre avis
Pour vérifier que vous êtes une intelligence humaine, merci de répondre à ce questionnement lunaire.