One Space, Fast Space
Entretien avec Satellady
Quoi d'9 ?

Galaxies IC 2163 and NGC 2207 (Webb and Hubble image) © NASA, ESA, CSA, STScI
Peut-on parler d’espace sans parler à Candace Johnson ? Je ne m’y aventurerai pas. Quelqu’un qui a vécu de l’intérieur toutes les évolutions du secteur, toutes ses contradictions aussi, mérite bien qu’on lui demande son avis sur les enjeux actuels de la filière et sur l’état de la coopération internationale. Candace nous a reçu chez elle, dans sa maison de Vallauris. Trois heures d’échanges résolument inspirants.
Candace Johnson est tombée dans la marmite du spatial à 5 ans, lorsque son père, alors en poste au sein du SHAPE1 pour l'OTAN, basé alors à Saint-Germain-en-Laye, lui a offert une soucoupe volante à accrocher au sapin. Quelques semaines plus tôt, Spoutnik 1, premier satellite artificiel de la Terre, venait d’être lancé depuis le cosmodrome de Baïkonour.
Enfant, elle grandit avec la conquête spatiale. Intimement. Dans sa cour de récréation, Vint Cerf2, Irwin Jacobs3, Bill Pugh4, JFK, President Johnson… Dans cet écosystème d’exception, Candace embrasse avec enthousiasme la transition technologique en cours et anticipe dès son plus jeune âge les usages potentiels du spatial. Infinis. À commencer par les télécommunications. Elle raconte volontiers que tous les dimanches, elle se rendait chez un ami de ses parents, Esterley C. “PX” Page5, qui était équipé en radio CB. On en était alors aux balbutiements des Citizen Bands et il est facile d’imaginer la fascination d’une petite fille lorsqu’elle découvre le pouvoir de communiquer vers des zones éloignées. Son goût pour l’innovation technologique est certainement né de là, et avant ses 10 ans, Candace était persuadée que toutes les bonnes choses venaient de l’espace. C’est sur ce postulat qu’elle s’est construite.
Après la Maison Blanche, son père est nommé commandant général du Pacific Air Force Communication Center, Candace est alors au lycée et va garder de cette période un attachement particulier à la Zone Indo-Pacifique. Puis c’est la retraite militaire et le virage assumé vers le secteur privé. Quatre enfants en études supérieures pèse en effet son poids financier aux États-Unis... Western Union Telegraph Company (son père est aux manettes pour le lancement de Westar en 1974, le premier satellite de communications intérieures des États-Unis), Fairchild Industries et sa startup interne American Satellite, Vitalink Communications, Telebit, retour à Fairchild… Du parcours professionnel de Johnny Johnson, cofondateur de plusieurs entreprises américaines pionnières en matière de télécommunications satellite et fervent adepte de capitaux-risques éthiques, Candace va résolument retenir la force du levier privé qu’elle appliquera pleinement à son propre parcours.
Quel regard portez-vous sur les enjeux principaux de la filière et sur la façon qu’a l’Europe de les aborder ?
« Je suis contre toute politique industrielle, par principe. » Ça a le mérite d’être clair et de poser le débat sur la gratuité des données. « Je trouve que cette mentalité de “grants” et de programmes gouvernementaux est un problème pour l’Europe. Au moment du développement de Galileo en Europe, j’avais mis en place un consortium d’investisseurs privés, on était capable de le faire pour 1 milliard. La Commission en a mis 10 sur la table. Nous nous sommes retirés bien sûr, nous n’allions pas demander aux investisseurs privés d’engager leur argent contre l’UE qui défendait par la suite une approche gratuite de l’accès aux données spatiales. »
Candace voit un parallèle avec les discussions récentes autour du nouveau programme spatial IRIS². À horizon 2030, ce programme européen qui a vocation à constituer le premier réseau de satellites multi-orbite de l’UE est cofinancé par la Commission, l’ESA et des acteurs privés. Près de 300 satellites composeront la constellation. C’est un projet de politique industrielle qui a été suggéré à l’origine par Airbus et Thales Alenia Space à Thierry Breton. « Au début, l’UE et la Commission européenne allaient tout payer. Maintenant c’est le consortium SpaceRISE composé d’Eutelsat, d’Hispasat et de SES qui a été choisi par la Commission européenne pour construire et exploiter la constellation. Mais on aurait pu aboutir à la même chose en lançant un appel d'offres, et ensuite en achetant les services développés par les fournisseurs. Dans cette configuration, tout le monde aurait répondu présent dès le début au lieu de perdre quatre ans et beaucoup d’argent. » Candace s’est elle-même plusieurs fois investie dans des projets privés New Space avec une orientation commerciale dès le début. Souvent très en avance de projets gouvernementaux.
L’avance stratégique du Luxembourg
Au début des années 80, lorsque le Grand-Duché du Luxembourg se cherchait un quatrième pilier économique pour prendre le relai des trois piliers historiques (acier - union monétaire avec la Belgique- broadcasting), le spatial s’est imposé comme une évidence et Candace n’y a pas été étrangère. Rappelons qu’elle a été mariée avec un ambassadeur luxembourgeois. Grace à l’aide de Candace et de son réseau, du premier ministre d’alors, Pierre Werner, et d’autres astrophiles visionnaires, le Grand-Duché a su créer les conditions de création de SES ASTRA dans les années 1983-1985, le premier système privé de satellites de télévision transfrontalière dans le monde. Quinze ans plus tard, Candace devient Chief Architect de SES Global, leader mondial des communications par satellite. Dès 2014, le Luxembourg occupe une position importante dans la filière globale spatiale (complètement disproportionnée à sa taille) et continue sa stratégie de croissance en impulsant l’initiative SpaceResources qui attire plusieurs sociétés privés et des initiatives publiques, telles que l’ESRIC, un centre dédié à la recherche et au développement en lien avec les ressources spatiales. L’Agence spatiale luxembourgeoise a par ailleurs le vent en poupe depuis plusieurs années et aujourd’hui, le Grand-Duché est le premier investisseur en Europe, en dédiant 0,135 % de son PIB à la filière spatiale (au troisième rang en termes relatifs après les États-Unis et la Russie).
SpaceX, LEO, bande Ka…
Sur les enjeux principaux du secteur, Candace reste lucide. « En Europe, nous avons perdu dix ans en faisant le choix de ne pas inclure le secteur privé entrepreneurial dans les appels d’offres upstream de l’Agence spatiale européenne. Pendant ce temps, Space X a avancé à une vitesse foudroyante. Nous avons quelques société privées pionnières comme PLD Space et Dawn Aerospace qui ont avancé de leur propre élan et je suis très fière d’elles. »
Sur l’encombrement des orbites et l’appétence actuelle pour les LEO (Low Earth Orbits), Satellady plaide pour une vue plus large des choses. « Tout le monde parle aujourd'hui du potentiel des orbites basses (LEO pour Low Earth Orbit). Le spectre spatial est une ressource précieuse. Il faut penser a utiliser toutes les orbites et même à les utiliser ensemble, chaque orbite pouvant apporter quelque chose. Les orbites géostationnaires restent très fiables. L’utilisation de la bande Ka par faisceau, de manière focalisée, est très efficace par exemple, notamment pour les milieux insulaires, et c’est beaucoup plus résilient quand la bande passante est non partagée. Il n’y a pas de perte de bande passante non plus. Il faut savoir que 70 % de la bande est perdu quand un satellite en orbite basse passe au-dessus de l’océan… »
Où en est-on de la coopération internationale ?
« Il est impératif que nous travaillions tous ensemble dans l’espace. C’est cela notre force. Regardez l’ISS. Même en temps de guerre. Tout le monde travaille ensemble sur l’International Space Station. Il ne faut pas que les nations ou les régions entrent dans une logique de silo en poussant une politique de souveraineté technologique. Il faut qu’on ait des normes qui mènent à l’interopérabilité entre systèmes. » Cet enjeu d’interopérabilité est très concret dans l’exploration spatiale, spécifiquement dans tout ce qui va toucher à la logistique des prochaines missions habitées sur la Lune (système de communication, système de transport, système de refueling…). L’enjeu est d’éviter tout monopole. Et ce sujet n’est pas à prendre à la légère.
Dans son cheminement personnel, Satellady a d’abord utilisé l’espace pour faciliter l’accès universel du public aux innovations technologiques. L’accès à la télévision avec SES ASTRA dans les années 80. L’accès aux télécommunications et aux communications mobiles un peu plus tard avec Loral Teleport Europe et Iridium. L’accès à Internet avec Europe Online. L’accès aux lanceurs avec ILS en 1995, qui a été la première joint-venture du monde entre la Russie et les États-Unis en rapprochant Khrunichev avec Lockheed Martin.
Satellady a ensuite utilisé l’espace pour observer la Terre, l’environnement, le changement climatique, avec un point de vigilance particulier pour les zones à risque.
Aujourd’hui, son champ s’est élargi. Il s’agit de façonner les réseaux de l’Univers. Comment récupérer l'énergie solaire dans l'espace ? Comment stocker, transmettre et traiter des données à partir de datacenters sur la Lune ? comment interconnecter les gens qui vont bientôt travailler « en extra-terrestre »… OneSpace. C’est l’appel de Candace. Fast Space aussi. « Grâce à l’impression 3D, à l’IA, aux avancées en robotique, aux nouveaux propulseurs et matériaux, nous pouvons construire les lanceurs, les satellites, les rovers, beaucoup plus vite, pour beaucoup moins d’argent. »
Comme elle se plaît à le dire,
Space for All and All for Space.
Je me permets d'ajouter Forever si nous savons collectivement nous y prendre.
OWNSAT/Kacific
En 2012, Candace est contactée par deux jeunes femmes néo-zélandaises qui souhaitent son aide pour obtenir de l'Australie une capacité spatiale pour l'internet à haut débit dans leur pays. Candace a répondu : « Pourquoi aller en Australie ? Construisez votre propre satellite ! » Un an plus tard, elles créaient toutes les trois OWNSAT (Oceania Women's Network Satellite) avec 50 autres femmes du Pacifique et du monde entier. OWNSAT est depuis devenu le premier investisseur de Kacific - kacific.com - qui apporte aujourd'hui l'internet à haut débit aux écoles, aux hôpitaux et aux villages dans plus de 25 pays du Pacifique.
1. SHAPE est l’acronyme pour Supreme Headquarters Allied Powers Europe.
2. Vinton Gray Cerf dit Vint Cerf est un ingénieur et chercheur américain, co-inventeur avec Bob Kahn du protocole TCP/IP. Il est considéré comme l'un des pionniers de l’internet.
3. Irwin Mark Jacobs est un ingénieur électricien américain, cofondateur et ancien président de Qualcomm.
4. Bill Pugh sert comme ingénieur avec le père de Candace, alors capitaine dans l’Armée de l’Air, en charge de développer le Guide opérationnel général pour les communications. C’est Bill Pugh qui établit l’objectif de 10 000 bits par seconde pour une bande vocale.
5. Esterley C. Page est un des experts pionniers des télécommunications et l’un des cofondateurs de Northrop Page qui est devenu par la suite Northrop Grumman, une des plus grandes sociétés du spatial.
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