L’intelligence artificielle au secours de la production française de médicaments

Par Jacques Jacquet-Stemmelen, 8 mars 2023 à 19:17

De Tech à tech

Paracétamol et amoxicilline en rupture d’approvisionnement mettent en lumière la nécessité de penser une politique industrielle du médicament made in France.

La « reconquête sanitaire » avait été annoncée le 16 juin 2020 par la présidence de la République. Elle promettait de rapatrier sur l’hexagone la production de certains médicaments critiques. Des dispositifs financiers spécifiques, dans le cadre du Plan de relance, devaient être mis en place pour soutenir les industriels.


Le problème soulevé n’est pas franco-français. Dans son édition du 25 janvier 2023 et sa page Économie – Santé, Le Monde rappelait « En Espagne, 672 médicaments sont actuellement en rupture de stock dans les officines. Ils sont 773 en Suisse, 375 en Estonie, plus de 3 000 en Italie – qui inclut également les produits dont la commercialisation a été arrêtée durant la dernière décennie. »


En France, à la date du 23 janvier, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) indiquait que près de 320 médicaments d’intérêt thérapeutique majeur étaient en forte tension. Elle recensait 1 504 signalements de médicaments en tension pour l’année 2019. Deux ans plus tard, ce chiffre atteignait 2 160 pour l’année pleine, soit une augmentation de 43 %. La population française est particulièrement sensible à ce phénomène de rupture qui succède au problème du Levothyrox et qui aujourd’hui touche des médicaments familiers comme le paracétamol et l’amoxicilline, comme bien d’autres médicaments.


La France disposait d’une force de frappe industrielle en matière de fabrication de médicaments qui n’a pas échappé aux délocalisations. « Leader européen de la production de médicaments en 2004, la France ne pointe désormais qu’au cinquième rang sur le continent. Et ce malgré 271 sites de production, dont 32 pour la fabrication de biomédicaments et des investissements annuels de l’ordre de 2 milliards d’euros par an, essentiellement pour la modernisation et la décarbonation des usines existantes. » Aujourd’hui, 80 % des principes actifs utilisés en Europe sont fabriqués en Chine ou en Inde.


Seule voie restante : la réindustrialisation et le renforcement des capacités de production. Sauf qu’à lire les réactions des industriels, la question centrale, au moins sur le marché français, est fortement liée au prix de production des médicaments.


Certes, le coût de main d’œuvre intervient. A cela s’ajoute, selon Thierry Hulot, président du LEMM (les entreprises du médicament), « les tensions sur les matériaux nécessaires au packaging avec un renchérissement du coût de l’énergie qui se traduisent par une augmentation de 15 % des coûts de production ». De surcroît, le coût d’investissement dans de nouvelles capacités est dissuasif du fait de la perte d’attractivité de l’industrie pharmaceutique française comparée à celle d’outre-Rhin.


Alors que faire ? Le projet de rapatriement de la production de médicaments sur le sol français serait-il une chimère ? On ne manquera pas d’observer que dominent les procédés de fabrication par batch (fabrication par lots). Or cette technologie est doublement coûteuse puisqu’elle requiert, d’une part, une multiplication des réacteurs suivant les différentes phases de fabrication, donc des investissements coûteux, et d’autre part, un surcoût environnemental en énergie et, pour le nettoyage des cuves, de grandes quantités de solvant.


Deux entreprises françaises ont osé s’engager dans un choix technologique alternatif aux procédés batch, à savoir la synthèse par une chimie en flux continu. En effet, outre la sûreté et la sécurité plus grandes qu’offre le flux continu, sa facture carbone est beaucoup moins élevée comparée à celle de la production batch. Les économies d’énergie et la quantité nettement moindre de solvant nécessaire, sont différenciantes et font du flux continu une technologie, certes ancienne, mais de rupture dans le contexte actuel et pour un coût d’investissement nettement moins coûteux. Ainsi, la société Seqens a choisi cette rupture, comme l’a opérée la Chine depuis une dizaine d’années, par un projet d’investissement d’une installation en flux continu dédiée à la fabrication du paracétamol, usine annoncée pour 2024. Rupture encore plus profonde, la société Alysophil SAS développe une solution de pilotage IA permettant la synthèse chimique autonome en flux continu. L’association de deux technologies (Flux et IA), utilisée pour la première fois en environnement réel, rend les procédés flux continu encore plus performants par une sécurité augmentée de la synthèse chimique pour moins d’énergie et moins de déchets.


L’originalité du contrôle de la réaction chimique repose sur un algorithme « d'apprentissage par renforcement profond ». Cette méthode adapte les idées de la psychologie et des neurosciences au contexte de l'apprentissage automatique. L'agent d'IA reçoit uniquement un signal récompensant ses performances passées. Pour maximiser sa récompense, l'agent IA doit trouver les conditions de réaction optimales. En outre, l'agent IA apprend à s'adapter avant de se confronter à la vie réelle.


En laboratoire, Alysophil a entraîné environ 1 000 agents dans un environnement numérique sur la base des expériences antérieures. Cette sélection a permis de vérifier les hypothèses clés et d'optimiser l’architecture IA. Les 100 meilleurs candidats ont été sélectionnés en utilisant les réseaux neuronaux les plus performants pour finalement n’en retenir que quelques-uns ayant démontré leur capacité d’adaptation dans les conditions du monde réel. L'agent d'IA adapte ainsi le débit afin de maintenir une conversion élevée du produit. Pour Alysophil, comme le pilote automatique des avions, ce « pilote automatique pour la chimie » assurera ainsi une production chimique industrielle plus sûre et plus efficace, améliorant de surcroît les conditions de travail des opérateurs.


En l’état des connaissances réunies en la matière, il s'agirait de la première démonstration réelle de contrôle de la synthèse chimique en flux continu par un processus d’apprentissage par renforcement profond. La méthode est connue pour ses succès antérieurs au jeu de Go et d'échecs et est l'un des composants de l’application ChatGPT text-to-text. Alysophil travaille actuellement à l'enchaînement de réactions multiples pour la production de principes pharmaceutiques actifs avec pour finalité une installation PIPAC (Production intelligente de principes actifs) soutenue par Bpifrance et dédiée à la production d’ingrédients pharmaceutiques actifs. Ce projet d’installation qui entrera en fonction début 2024 est financé par le gouvernement français dans le cadre du Plan de relance et du Programme d’investissement d’avenir, et est le fruit d’un partenariat réunissant les entreprises Novalix, Bruker, De Dietrich Process Systems et Alysophil.


Aujourd’hui cette démonstration à l'échelle du laboratoire ouvre la voie au premier démonstrateur de production chimique industrielle piloté de manière autonome par l'IA. Il concrétise les propos récents d’Eric Jacobsen sur le sujet : « L’automatisation et l’intelligence artificielle impacteront la chimie de synthèse au cours des 25 prochaines années ». Nous y sommes déjà !


Parution magazine N°40 (mars, avril, mai)

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