Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Arts en scène
Andromaque © Simon Gosselin
Un alexandrin de la Phèdre de Racine pour résumer le pitch du Festival de Tragédies, tout nouveau rendez-vous organisé par le Théâtre national de Nice. Des spectacles, des lectures et du beau monde pour les jouer et les dire à la belle étoile, dans l’écrin des Arènes de Cimiez. Que la fête commence !
Aller au charbon, ardent de préférence, Muriel Mayette-Holtz sait y faire. Face à l’adversité ou dans les effusions de la création, la directrice du TNN vogue vent debout, avec une seule boussole pour la guider : l’étincelle du travail. Toujours sur son métier remettre son ouvrage, telle pourrait être la devise de celle qui n’a cessé de multiplier les initiatives, les actions et les mises en scène, qui a aussi essuyé de sacrées tempêtes pendant l’une des crises majeures du TNN. Flambeuse dans l’âme, elle joue, elle perd, elle gagne, y laisse des plumes mais veut mener le navire (ou la galère comme on voudra) à bon port ! Elle s’y emploie sans compter. Pour preuve, la voici à la proue d’une nouvelle aventure théâtrale : porter sur les fonts baptismaux un événement inédit, imaginé par ses soins et ceux de son équipe au sein du TNN, le Festival de Tragédies. « Le tout premier du genre en France, précise Muriel Mayette-Holtz. C’est notre bébé, on est très heureux ici au TNN de le présenter enfin au public, dans des conditions idéales. Tout va se passer aux Arènes de Cimiez, un cadre d’autant plus adapté à un projet de cette nature que le site est empli de résonances antiques. Dans cet écrin si juste, cet espace parfait à ciel ouvert, le festival vient faire écho à ces vieilles pierres comme s’il leur rendait la parole. Au cœur de cette enceinte millénaire, à nous de donner à entendre la parole verticale portée par la tragédie, celle qui monte au ciel… »
Frayer avec nos démons
Pourquoi un tel festival dans un monde déjà bien tragique par lui-même, s’alarmeront peut-être certains esprits chagrins ? « Mais c’est précisément la raison d’être de la chose, revendique l’instigatrice du festival. On traverse une époque violente où des guerres ne cessent d’éclater. Face au cataclysme, la tragédie nous permet de nous émouvoir sans sombrer. Ce qui nous fait peur, l’inéluctable, cette capacité de l’humain à engendrer du monstrueux, tout le propos de la tragédie est là ! Les Grecs l’ont inventée pour mettre des mots sur cette part d’épouvante inhérente à notre condition, pour la tenir en respect en assumant de lui donner une représentation, comme pour éclairer des ténèbres… » Conjurer la béance aveugle qui nous environne, à commencer par la nôtre : s’il fraie avec nos démons, le festival n’a rien d’une odyssée de l’effroi pour autant. Il ambitionne avant tout d’être une invitation aux plaisirs du théâtre. « L’idée qui préside à tout ça, confirme Muriel Mayette-Holtz, c’est de fêter un genre théâtral, d’entendre la beauté de la langue à travers l’alexandrin notamment. C’est un rendez-vous avec des beaux textes et en cela, quelles que soient les couleurs des pièces jouées, le théâtre est toujours un endroit de joie ! »
L’éprise, la captive et l’exquise… Dans la compagnie des femmes
Elles sont trois. L'effroi, le drame et la passion leur font escorte. Autrefois, pour résumer leurs démêlés sentimentaux, on aurait écrit qu’elles sont des femmes au bord de la crise de nerfs, comme dans un film d'Almodovar. Sauf que nous sommes au théâtre, en compagnie d'héroïnes sublimes, Phèdre, Andromaque et Hélène de Troie. Les têtes d’affiche de la première édition du Festival de Tragédies. Chacune à sa façon, elles sont au cœur d'histoires où des hommes se jouent d'elles et de leur sort. Des hommes aux prises avec d'augustes destinées. Des femmes prisonnières de leur condition et de leur illustre rang, qui réussissent à se libérer de leurs chaînes et à faire éclater leur vérité, quel que soit le prix à payer. Si belles à les regarder vivre leurs folles amours qu’elles sont à la fois une joie et une souffrance. Le festival en fait les objets de son désir, à travers trois spectacles. La Phèdre et l’Andromaque de Racine. Hélène après la chute, texte contemporain écrit et mis en scène par Simon Abkarian. « J’ai choisi des spectacles forts, clairs et généreux, accessibles, poursuit Muriel Mayette-Holtz. Signée par Stéphane Braunschweig, le directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris (ndlr – il quitte ses fonctions cet été), Andromaque a été saluée par la critique à sa création en novembre dernier. Hélène après la chute est le fruit d’un travail de Simon Abkarian, où son sens de l’épique coutumier s’est resserré autour des retrouvailles d’Hélène et de son époux Ménélas après la chute de Troie. Quant à Phèdre, c’est ma toute première mise en scène de ce texte de Racine, qui sera créée pour le festival. »
Petite-fille du Soleil
Mettre en scène Phèdre en décapant ce classique de la tragédie des images toutes faites. Oublier les schémas qui tendent à faire du personnage une femme dans la force de l’âge succombant aux séductions d’un jeune homme. « Il venait d’avoir 18 ans », comme dans la chanson de Dalida… Muriel Mayette-Holtz ne l’entend pas de cette oreille pour donner corps à sa vision de l’héroïne de Racine. « Á l’origine, dans la mythologie, explique celle-ci, Phèdre est une jeune fille mariée de force à Thésée. Quand elle va se retrouver face à un jeune homme de son âge, Hippolyte, le fils de Thésée, elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle est débordée par la force de son désir. Hippolyte, lui, est écrasé par son héros de père. Il est amoureux d’Aricie, la fille du pire ennemi de Thésée. Et puis, il y a Œnone, la confidente de Phèdre, elle en est amoureuse… Dans ma conduite du spectacle, je veux raconter les affres de ces amours-là ! » Pour parvenir à ses fins, la patronne des planches niçoises s’est entourée d’une solide distribution. Une star du métier pour incarner Thésée, Nicolas Bouchaud. Un permanent de la troupe du TNN pour Hippolyte, Augustin Bouchacourt. Dans le rôle du messager Théramène, on retrouve Jacky Ido, qui avait déjà travaillé avec le TNN pour Bérénice en 2022 et 2023. « C’est lui qui ouvre la représentation avec une création en slam qu’il a écrite pour le spectacle, se réjouit Muriel Mayette-Holtz. Ensuite on glissera peu à peu vers les alexandrins de Phèdre. J’aime l’idée de cette respiration de la langue, ce martèlement des mots qui vient se fondre dans l’architecture de l’alexandrin, dans le souffle et le rythme des vers de Racine… » Reste encore à évoquer les interprètes du couple en contrebande amoureuse au creux de l’intrigue, Œnone et Phèdre. Pour Œnone, la directrice du TNN a choisi… Nicolas Maury. Á ses débuts, l’acteur de la série à succès Dix pour cent (entre autres faits d’armes) a été son élève. « Nicolas a en lui cette dimension d’une figure de grande amoureuse, il va faire des merveilles en se prêtant au jeu de jouer une femme… », pronostique-t-elle. Quant à Phèdre, c’est à Eve Pereur, une jeune comédienne de la troupe du TNN, que Muriel Mayette-Holtz a confié ce rôle blason de la tragédie racinienne. Elle s’est déjà illustrée avec bonheur dans plus d’une production du TNN, riche d’une multiple irisation de nuances dans sa palette de jeu. Ainsi l’a-t-on vue en jeune première chez Marivaux, à la fois rigolote et touchante. Plus sévère chez Goldoni. Irrésistible de charme et de fantaisie gouailleuse en petit chaperon rouge dans une variation libre sur le conte de Perrault, Je m’appelle pas. Dans la peau de Phèdre, sera-t-elle d'abord comme une hirondelle à la tombée du soir, ivre d'un ciel nouveau dans son désir amoureux avant qu'un sort contraire ne coupe les ailes à ses élans ? En tout cas, c'est ainsi qu'on se prend déjà à imaginer Eve Pereur dans son interprétation de la mythique (par sa descendance divine) et maudite petite-fille du Soleil.
Le héros, le héraut et le zéro… Tant qu’il y aura des hommes
Prises dans le tango langoureux de leurs mots et de leurs tourments, les trois reines du festival auront pour cavaliers d’infortune trois figures masculines passées à la postérité pour le pire ou le meilleur. Ce qui donne lieu à trois autres spectacles dans la programmation. Deux sous forme de lectures théâtralisées, Calek, d’après Les Mémoires de Calek Perechodnik, monologue bouleversant racontant le ghetto juif de Varsovie pendant l’horreur nazie auquel Charles Berling prête sa voix, et Notre Homère, d’après L’Odyssée, où Jacques Bonnaffé sera le récitant. Enfin, dans la lignée de ses pastilles théâtrales convoquant de grands personnages historiques devant un tribunal imaginaire, la troupe du TNN fera Le Procès de Néron, dans le décor des Arènes parfaitement synchro avec l’affaire jugée. Le festival sera encore ponctué d’autres moments de rencontres, avec notamment deux soirées poésie aux Franciscains (la salle de représentation du TNN dans le Vieux-Nice) et deux soirées de lectures au château de Crémat, sur les collines niçoises.
Le chant du bouc
Le saviez-vous ? L’étymologie du mot tragédie résonne avec chant du bouc ! D’un côté, l’expression des sentiments humains les plus exacerbés, aussi bien dans le sublime que dans l’infâme. De l’autre, un animal connu pour la bestialité de ses instincts. Le rapprochement a de quoi surprendre et pourtant les faits sont là. En quoi la tragédie peut-elle s’acoquiner avec ce quadrupède-là ? Ici les exégèses divergent. S’agit-il du bouc sacrifié sur l’autel des grandes Dionysies, ces fêtes antiques où l’on célébrait Dionysos, dieu de l’ivresse, creuset sacré et paillard où la tragédie serait née ? S’agit-il du bouc assimilé au satyre, Dionysos lui-même par la force orgiaque de sa divinité étant souvent représenté sous cette image ? Quoi qu’il en soit, où il apparaît que la tragédie est bel et bien « fée » aux charmes pris dans un double faisceau : la pulsation d’un sang obscur, archaïque, dans ses veines et la palpitation d’une essence humaine, trop humaine, dans son cœur…
Festival de tragédies 1ère édition, Arènes de Cimiez, du 19 juin au 5 juillet
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