Identification d'une femme
Arts en scène
Aurélie Saada, auteure, compositrice, interprète et comédienne dans la pièce de Daniel Benoin © DR
En janvier, dans son fief d’Anthéa, avec la complicité de la chanteuse, comédienne et réalisatrice Aurélie Saada, Daniel Benoin présente sa nouvelle création, Personne d’autre, d’après un texte du dramaturge star Botho Strauss. On est allé fureter dans les coulisses du spectacle, quand il était encore en pré-production.
Un manuscrit en forme de monologue pour une femme. Le nom d’une interprète qui prend possession du personnage (et non l’inverse). Qui souffle sur la braise des mots au fer rouge d’une douleur intérieure. Son visage. Et voilà qu’à partir de là, tout un spectacle s’envisage, comme l’équivalent sur scène d’une comédienne en gros plan dans un film. Pour donner chair à un rôle si exigeant, Daniel Benoin a pensé à des actrices capables de relever le défi, Elsa Zylberstein notamment. Et puis il s’est ravisé, explique celui-ci. « Il se trouve que j’ai déjà porté ce texte à la scène, il y a un peu plus de trente ans, avec Anémone, dans un contre-emploi mémorable. C’était à l’Atelier, à Paris. J’ai eu envie de le reprendre, d’y revenir et soudain, dans mon désir de lui redonner écho avec Elsa, j’ai eu peur de reproduire avec elle un copier-coller du spectacle avec Anémone. C’est un écueil que je me dois d’éviter absolument. Il fallait que j’introduise un élément nouveau pour repartir de zéro dans mon approche. J’ai pensé à la musique et au chant. L’émotion de ce texte pouvait aussi passer par là… »
Eureka. Benoin a trouvé sa voie et sa vision du spectacle a pris voix et corps en la personne d’Aurélie Saada. Celle-ci est déjà connue du public, sous le nom de Brigitte, le duo musical qu’elle formait avec Sylvie Hoarau. Artiste à facettes bien au-delà de la chanson pop, Aurélie Saada est emballée par l’idée d’un tel spectacle, entre parlé et chanté fredonné pour ainsi dire. C’est comme un retour aux sources pour celle qui, à ses débuts, se destinait à faire du théâtre. « Quand Daniel m’a proposé ce rôle, je suis tombée de l’armoire ! J’ai découvert le texte et je l’ai aimé d’emblée. Ses mots ont résonné en moi. J’ai été touchée qu’il me demande d’être son interprète, mais maintenant j’ai très peur… »
Botho Strauss, l’auteur absolu
Mi-novembre, entre Paris et Anthéa, les répétitions ont commencé. Le spectacle coud peu à peu son bâti sur mesure pour habiller l’âme du personnage à celle de la comédienne. Ou plutôt mettre à nu la douleur au cœur de la pièce. À la façon d’un lamento. Car Personne d’autre, le texte sur lequel Daniel Benoin a jeté son dévolu cette saison, trente ans après avoir été le tout premier à le transposer sur une scène, est une infinie modulation de souffrance, sans pathos ni mélo. Juste le travail d’un sismographe à la pointe sèche de son stylet enregistrant les tremblements d’une femme dévastée, abandonnée par l’homme qu’elle aime. L’œuvre de Botho Strauss, figure incontournable de la littérature et du théâtre européen. « J’ai déjà monté trois spectacles autour de ses pièces, récapitule le directeur d’Anthéa. À une époque, Botho Strauss fut l’auteur absolu, dans le vent. Son écriture a gardé sa force, elle est imprégnée de psychanalyse, même si, pour les besoins du spectacle, dans le travail d’adaptation que je propose du texte Une lettre de mariage issu du recueil de nouvelles Personne d’autre, je vais m’efforcer de décaper les mots d’un certain lyrisme qui paraît aujourd’hui un peu daté… »
Protocole compassionnel
Le spectre d’un théâtre dit « intello » transparaît-il à travers ce matériau introspectif ? Benoin est heureux de retourner à ses amours passées et ce n’est pas sous l’angle d’une cérébralité boursoufflée qu’il semble vouloir aborder cette recréation. Il confie que son spectacle Personne d’autre joué en 1992 a compté dans sa vie. On pressent que celui qu’il entend créer en 2025 portera la marque d’une sensibilité à fleur de peau, loin de toute cruauté sous prétexte de licence artistique. Non pas disséquer un portrait de femme au bord du gouffre dans un acte scénique chirurgical et une violence de trait narcissique, juste pour épater la galerie. Tout au contraire, plutôt choisir de faire apparaître la détresse du personnage dans une forme de désolation superbe, sertie de lueurs musicales. Une noirceur illuminée de l’intérieur, transcendée. Une reconquête de soi bien plus qu’une agonie dans la psalmodie d’un chagrin.
Avec cette deuxième variation sur un même thème, c’est comme si Daniel Benoin s’offrait une relecture d’un texte dense et profond et, du premier au nouveau spectacle tiré du monologue de Botho Strauss, traçait de l'un à l'autre une carte du tendre et de l’humain, pour mieux emmener son héroïne sur un chemin de résilience. Du théâtre comme un protocole compassionnel, dans un sentiment de fraternité/sororité partagé avec le public. La possibilité d’une elle et, en filigrane de ce nouveau regard sur le texte, des interrogations actuelles. Emprise, passion toxique, consentement. Anatomie de la chute d’un couple ou chant d’amour éperdu... Un spectacle aux prises ou en prise avec son temps ? Daniel Benoin aime bien se laisser prendre à son propre jeu, travailler au bénéfice du doute. « Cela me permet d’y voir plus clair, de laisser l’imprévu faire effraction dans ma zone de confort pour éviter de me répéter… » Jusqu’au début des représentations en janvier, la mise en scène va ainsi peaufiner sa tournure et le spectacle dira alors à quels émois il vibre et palpite.
Quelque chose de magique
À ce stade des répétitions, Aurélie Saada elle aussi ne veut pas aller plus vite que la musique. Elle préfère voir les choses éclore peu à peu, laisser le spectacle dessiner ses entrelacs en douce. Se laisser surprendre. « Ce qui m’importe et me plaît dans tout ça, sourit cette dernière, c’est que l’aventure de jouer un texte sur une scène est nouvelle pour moi et avec un tel texte, elle est d’autant plus sincère et magnifique à mes yeux. Daniel souhaite que l’histoire de cette femme rompue soit racontée avec les mots de Botho Strauss et qu’ils viennent parfois s’enlacer à des petits bouts de chansons, comme des points de suspension musicaux. Les humains, finalement, on a des histoires qui se ressemblent même si elles sont toutes différentes, et les chansons sont un peu les plus petits dénominateurs communs de nos sentiments. Alors quand on monte sur scène, il faut que ce soit pour toucher les autres et aussi pour prendre le risque de se montrer en allant plus loin que son moi ordinaire. C’est là qu’il peut se passer quelque chose de magique ! J’espère être à la hauteur du cadeau que me fait Daniel Benoin en m’offrant ce rôle… »
Personne d’autre de Botho Strauss, par Daniel Benoin avec Aurélie Saada, du 7 au 23 janvier
Pour aller plus loin...
Dans la même rubrique
Le théâtre dans la peau !
12 décembre 2024 à 17:56
Jenkellement vôtre
10 décembre 2024 à 18:01
UNESCO, Monaco
et la photographie environnementale
6 décembre 2024 à 02:26
Eugénie Andrin
fleur du bal
5 décembre 2024 à 23:33
Maillot ou la danse en destin...
5 décembre 2024 à 23:19
Cha-cha-cha sur le Rocher
5 décembre 2024 à 00:50
Qu’en pensez-vous ?
Donnez-nous votre avis
Pour vérifier que vous êtes une intelligence humaine, merci de répondre à ce questionnement lunaire.