Interstellar…
Va-t-on rater l’ère des missions habitées ?
Planète bleue
Structure du module de service européen construit par Thales Alenia Space qui amènera la première femme sur la Lune dans le cadre de la mission ARTEMIS III, 3 septembre 2020 © NASA
L'association Recherche et Avenir nous a plongés au cœur des enjeux du spatial il y a quelques semaines. Des enjeux d’exploration à la croissance exponentielle des satellites, les matières grises de l’assistance ont été surstimulées par un aréopage scientifique de qualité HD. Si l’espace continue de fasciner, il devient aussi un lieu d’intenses luttes d’influence et dans cette course à l’innovation en milieu extraterrestre, le premier risque ici est de ne pas se positionner à temps.
Nous entrons dans une ère où la science-fiction des années 1970 se concrétise. Nous ne marchons plus sur la Lune, nous allons nous y installer. L’une des tables rondes a été dédiée à l’exploration spatiale et aux enjeux des missions habitées. Les défis technologiques et humains sont en effet considérables. Pour échanger sur le sujet, Peter Weiss, fondateur et président de Spartan Space, Jeronimo Bernard-Salas, astrophysicien et ingénieur R&D chez ACRI-ST, et Cécile Gaubert, expert du droit des activités spatiales et directrice juridique d’Exotrail. La table ronde a été modérée par Laetitia Pineau, présidente de CIBL-Intelligence et Stratégie.
Commençons d’abord par poser les bases. Quels sont les défis technologiques et humains que pose la perspective des missions habitées et pourquoi est-ce si difficile d’aller habiter sur la Lune alors que cela fait 55 ans après tout que Neil Armstrong y a posé l’orteil ? Jeronimo Bernard-Salas donne de premières clés de compréhension. « Il y a la question des radiations qu’il faut savoir traiter. Il y a la question énergétique aussi. C’est un enjeu important de trouver des sources d’électricité continue sur la Lune. (…) Et la question de l’eau. Pour les astronautes, pour vivre, mais aussi pour l’agriculture in situ, pour les carburants. » Peter Weiss enchaîne : « En surface lunaire, le plus important est de se poser sur une position qui soit stratégique. Toutes les missions internationales actuelles qui sont en train de se préparer à des missions habitées ciblent le pôle sud de la Lune. Il faut savoir que c’est une zone accidentée, ce qui restreint les possibilités d’alunissage, et sa dimension est limitée, de la taille de l’Île de France environ. Donc il n’y a pas beaucoup d’endroits où il est possible d’atterrir. Les zones bleues projetées à l’écran sont des zones plates réservées à l’atterrissage. Les zones rouges sont les zones intéressantes qui sont des zones de cratères où l’on pense trouver de l’eau. »
Arriver le premier pour poser son drapeau et ses conditions est donc plutôt l’approche actuelle, et tant pis si cela reproduit les pratiques honnies du 15e siècle. Contrôler une zone utile sur la Lune permet d’accéder à des ressources indispensables à la vie de la mission, et c’est de toute façon un prérequis nécessaire à toute poursuite d’une exploration spatiale vers Mars ou ailleurs. Comme le souligne de manière assez tranchée l’un des panélistes : « J'entends aujourd'hui des gens dire que nous allons cibler directement Mars et que nous allons sauter l’étape de mission habitée sur la Lune. C'est n'importe quoi. C'est peindre des lunettes aux contribuables. »
Est-on en passe de rater le virage ?
Il semblerait que oui selon les experts présents. La France, et plus largement l’Europe, semblent à la traîne dans cette nouvelle course aux missions habitées. Dans moins de cinq ans, les Américains seront là-haut et probablement aussi les Chinois avec des robots indiens et japonais. L’Europe est pour le moment encore en retrait. Alors comment va se partager ce gâteau lunaire si nous ne sommes pas dans cette v2 de Conférence de Berlin ?
Toute une règlementation est en train de se mettre en place, dans une approche bien connue d’extraterritorialisation du droit américain. Dans les accords Artemis co-écrits par la NASA et le Département d’État qui établissent un cadre de coopération internationale dans l’exploration civile et l’utilisation pacifique de la Lune (entre autres objets célestes), l’instauration de Safety Zones est d’ores et déjà prévue. Concrètement, autour d’un point donné, on va délimiter une zone dans laquelle aucun autre objet spatial ne peut atterrir. En fonction de l’échelle qui sera appliquée dans le périmètre de la zone ″utile″ de la Lune, cela peut se révéler rapidement limitant. Quelle va être la durée de telles interdictions ? Quel va être le rayon qui va être défini ? Et quelles règles différentes vont édicter les Chinois et les Indiens, eux qui en effet n’ont pas signé les accords Artemis ? Avant d’arriver sur la Lune, le pire travers humain s’exporte déjà. L’excès de normes.
Or un droit de l’espace existe bel et bien depuis 1967 et Cécile Gaubert nous le rappelle. Cinq traités internationaux et plusieurs accords en posent les principes généraux. L’article 1er du traité sur l’espace pose le principe du libre accès : « L’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune (…), doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays... L’espace peut être exploré et utilisé librement par tous les États ». L’article II insiste sur l’interdiction de l’« appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par tout autre moyen. » Ces vœux pieux résistent mal aux luttes d’influence actuelles. En outre, les traités internationaux s’appliquent à des États et pas à des entités privées, même si la règlementation internationale prévoit sur papier que les États autorisent et contrôlent les activités spatiales des entités non gouvernementales dont le siège est situé chez eux.
L’une des questions fondamentales qui se pose aujourd’hui porte sur la question des communs. Marc Serres, le directeur de l’Agence spatiale du Luxembourg, était présent lors de ces rencontres et c’est important de le mentionner car le Luxembourg a été le premier État européen à avoir légiféré et autorisé l'exploitation des ressources spatiales, ce qui semble en contradiction avec les principes des traités internationaux. En fonction des intérêts, les interprétations divergent ici, et l’ère n’est plus au consensus. Dans cette nouvelle course à l’exploration spatiale, le contrôle des ressources extraterrestres est jugé trop critique pour être laissé à la gestion collective. Et si cette question n’est pas près de terminer de faire débat, tout semble pointer à ce que les premiers arrivés édictent les règles des suivants.
Alors comment faire exister l’Europe si nous ne sommes pas les premiers à nous installer au pôle sud ? Pour Peter Weiss, notre meilleur atout en matière de souveraineté spatiale est peut-être de jouer sur les complémentarités. « Pendant que les Américains sont concentrés sur leurs missions lunaires, l’Europe peut amener les services. Les modules d’habitation, la technologie de production d’énergie, des solutions de mobilité en surface… Essayons de trouver cette complémentarité avec Artemis. Une vraie collaboration peut s’instaurer entre États, en jouant sur des créneaux complémentaires, pour un même objectif. » Nous avons donc encore la possibilité de mettre en place une logistique lunaire saine. La différence avec Apollo, explique Weiss, vient du fait que les différentes missions vont s’agglutiner toutes à peu près au même endroit. On peut donc très bien imaginer des infrastructures communes avec par exemple, des robots mutualisés pour des missions de transport d’un site à un autre. Rien n’est pour autant gagné pour l’Europe et la concurrence sera aussi rude sur ce volet, notamment des robots chinois, indiens, japonais et américains. On sait déjà que plusieurs systèmes de communication lunaire vont exister. De certains points de vue, l’Europe semble pêcher en matière d’investissements. Si France 2030 fait la part belle aux microlanceurs, les missions habitées ne semblent pas drainer grand-chose…
Il y a presque 60 ans, en novembre 1965, La France a été le troisième pays au monde à avoir fait son propre lancement de satellite et le sixième pays à avoir mis un satellite en orbite, 8 ans après le Spoutnik des Soviétiques et 7 ans après l’Explorer des Américains. Pas sûr qu’on soit dans le top 10 pour les missions habitées.
À propos de Recherche et Avenir...
Sous l’impulsion de la directrice de l’association Recherche et Avenir Stéphanie Godier, la 18e édition du workshop REA a été consacrée aux enjeux et défis de l'espace des dix prochaines années. Organisé en partenariat avec la CASA et l'IAE de Nice, cet événement annuel, incontournable à Sophia Antipolis, a suscité des réflexions approfondies autour de trois tables rondes. Croissance exponentielle des satellites, Exploration spatiale et "colonisation" planétaire, Origine et détection de la vie dans l'Univers. Ces thèmes spécifiques et complémentaires ont été abordés par des pontes du domaine. Parmi les panélistes, Michel Mayor, Prix Nobel de physique en 2019 (Observatoire et Université de Genève), Marc Serres, directeur de l’Agence spatiale luxembourgeoise, Hugo Gonzalez (CNES), Christophe Moreno (Thales Alenia Space/Pôle SAFE/IRT Saint Exupéry), Grégoire Danger (AMU-CNRS), Stéphanie Godier (Recherche et Avenir), Jeronimo Bernard-Salas (ACRI-ST), Peter Weiss (Spartan Space), Cécile Gaubert (Exotrail).
Le dispositif RUE a été initié en 2015 par Stéphanie Godier et Laurent Londeix au sein de la commission Enseignement supérieur Innovation Recherche (ESIR) de l’UPE06 après avoir fait le constat que la puissance de recherche publique était insuffisamment mise à disposition des entreprises en quête d’innovation et de développement. Il rassemble à la fois les acteurs des mondes économique et académique, et les principales collectivités en charge du développement économique des territoires du 06, du 83, du 13 et du 84 et vise à favoriser l’innovation et le développement des PME, PMI, TPE et startups de la Région Sud grâce à la mise en place de collaborations avec les laboratoires publics de recherche. Les partenariats concernent tous les domaines d’activité et s’appuient sur les compétences de tous les laboratoires.
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