La couleur...
Ce langage secret des océans

Par Magali Chelpi-den Hamer, 10 mars 2025 à 23:47

Planète bleue

La mer n’est pas forcément bleue. Et Antoine Mangin le sait bien, lui qui décrypte ses variations colorimétriques de manière régulière avec ses équipes. Il intervient volontiers dans des événements ouverts pour expliquer de manière compréhensible les champs actuels des possibles dans le domaine de l’observation de la Terre. Rencontre avec cet océanographe pas comme les autres, directeur scientifique de la société azuréenne ACRI-ST, qui a choisi de prendre 800 kilomètres de hauteur pour observer les océans et les mers...

Et si nous commencions par poser quelques bases. La lumière qui émane du soleil et que nous voyons est une composition de plusieurs types d’ondes électromagnétiques du spectre visible. Chaque type d’onde est caractérisé par une couleur et une longueur d’onde différentes et par un comportement spécifique lorsque l’onde rencontre une surface. C’est le différentiel d’absorption des ondes par la surface qui donne la signature spectrale d’un objet.


Quand une onde lumineuse entre en contact avec une surface aquatique, il faut savoir que l'eau a une réflectance assez faible dans toutes les longueurs d'onde. À faible profondeur, elle absorbe les ondes longues, caractéristiques des couleurs chaudes (la couleur rouge disparait avant 5 mètres de fond), et pour les ondes courtes associées aux couleurs froides, les profondeurs d’absorption sont plus importantes. Plus l’onde « coule » en effet, plus l’amplitude de l’onde s’amenuise et c’est cela qui joue sur la perception des couleurs.


Quand l’eau est transparente, la réflectance1 est très faible et le bleu est la dernière longueur d’onde absorbée, c’est ce qui donne l’impression que la mer est bleue. Quand l’eau est turbide, c’est le signe de la présence de sédiments. Eux-mêmes étant dépositaires d’une signature spectrale unique, la réflectance augmente donc en conséquence en fonction de la nature de ces sédiments et la signature spectrale du milieu change. La signature spectrale de l’eau va donc incorporer les caractéristiques propres de l’onde lumineuse et les caractéristiques des éléments dissous et en suspension dans la colonne d’eau.


Quand un satellite vient zoomer sur une aire marine, l’image va inclure implicitement les microorganismes vivants qui évoluent en surface, et dans ces microorganismes, on trouve du phytoplancton. Lorsque les eaux de surface contiennent des sédiments et une forte concentration de phytoplancton, la réflectance augmente de manière significative dans certaines longueurs d'onde et notre perception de la couleur de l’eau change. La couleur de l’eau va tirer vers le vert ou vers le rouge ou vers le jaune, en fonction des espèces spécifiques de phytoplancton dans ce milieu donné2, et c’est cette variabilité de couleur que le capteur du satellite enregistre et qui est par la suite analysée par les scientifiques.


Quand on observe la mer via le proxy d’un instrument de haute précision à plusieurs centaines de kilomètres d’altitude, c’est assez contrintuitif de réaliser qu’il est possible de discerner des organismes vivants mesurant 2 μm. Antoine Mangin s’en étonne encore : « Il faut réaliser que le satellite est à 800 km d'altitude au-dessus de la Terre, que le signal est pollué à 90 % quand il traverse l’atmosphère, et que l’on est capable de distinguer entre du micro, du nano et du pico-phytoplancton uniquement grâce aux variations de couleurs de surface que le capteur récupère. » Prouesse technologique certainement, disproportionnée comparativement à nos échelles humaines habituelles. Cela amène presque naturellement à se demander pourquoi on se donne la peine d’engager tant de moyens pour observer notre Planète bleue à partir de l’espace au lieu de tout simplement réaliser des prélèvements sur site. Pour Antoine Mangin, la question ne se pose pas : « Le satellite offre une vision synoptique inégalable. Si on voulait le faire avec des mesures sur site, il en faudrait des dizaines de milliers tous les jours, or aujourd’hui, l’archive mondiale des prélèvements HPLC en mer comporte une dizaine de milliers de points, ce qui est déjà fantastique.3 » Nous nous sommes laissés guider dans les méandres du multispectral. Sans fard.


Interpréter la signature spectrale du milieu pour anticiper le risque environnemental


Il est documenté depuis longtemps que l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère influence à la hausse la quantité de phytoplancton dans les mers. Plus de cyanobactéries donc (une composante du phytoplancton) et par effet domino, plus de risque d’efflorescence algale toxique. Les épisodes médiatisés de marées toxiques rouges et vertes visibles depuis l’espace en témoignent, c’est un réel enjeu pour la pêche et l’aquaculture. Il est intéressant de noter que certaines espèces d’algues toxiques sont colorées et que d’autres sont incolores. Quand un phénomène d’efflorescence est en cours, pour caractériser le ou les types d’algues en cause, les scientifiques vont généralement chercher sa signature spectrale. Chaque type de végétal en possède une, avec des variantes en fonction de son degré de croissance et des conditions environnementales du milieu dans lequel il se trouve. Le phytoplancton ne fait pas exception et les images satellite sont analysées à partir de bibliothèques spectrales existantes.


Il y a quelques années, Antoine Mangin a travaillé sur la problématique des efflorescences algales. Il nous explique la démarche : « Il y a eu un épisode d’efflorescence algale important sur l’île de Chiloé au Chili, un site de grosse production aquacole, comparable à la Norvège en termes de volume. Des maladies ont été signalées dans les fermes et la présence d’efflorescence algale toxique a été confirmée. L’espèce d’algue nuisible pour les fermes aquacoles avait la particularité de ne pas avoir de signature spectrale dans le spectre visible. Pour suivre son évolution dans le milieu à partir de données satellite, on a mis en place un indice de probabilité d’apparition, vu qu’on ne pouvait pas observer de trace visible. L’indice a été construit à partir d’autres données satellite, combinant des cartes de chlorophylle qui attestaient de la présence de phytoplancton et des cartes de température qui permettaient d’estimer les conditions de création d’eutrophisation. Ce que l’on cherchait à documenter pour mieux anticiper ensuite, c’étaient les conditions qui avaient conduit au déséquilibre du milieu et qui avaient favorisé l’apparition des algues toxiques. Ceci pour tracer la dynamique de propagation de l’efflorescence. Quand l’indice est compris entre 0,4 et 1, on est à peu près sûr qu’une efflorescence va survenir. On peut donc mieux s’y préparer. »


Un autre exemple d’anticipation du risque environnemental est donné par Antoine. « En Nouvelle Calédonie, on observe la dynamique en mer du panache d'une rivière qui est dans le bassin versant de mines de nickel. C'est une source de pollution possible importante et on suit ce panache dans le temps long. Cela fait partie d’un rôle de surveillance des aires marines protégées. Nous observons pour anticiper de possibles impacts irréversibles sur les zones coralliennes. »


Mieux gérer l’économie bleue


ACRI-ST a récemment été approchée par l’Union européenne pour travailler sur un projet prospectif de souveraineté alimentaire. De manière très concrète, la société a été commissionnée pour produire une cartographie d’endroits où il serait intéressant d’implanter des fermes aquacoles pour des cultures d’algues et de mollusques. L’objectif annoncé est ambitieux en termes de volume et l’on parle d’un marché de 10 millions de tonnes annuel. C’est l’équipe de Philippe Bryère à ACRI-ST qui a piloté cette l’étude, avec l’appui de Marine Bretagnon, Aurélien Prat et Quentin Jutard. Antoine Mangin nous résume l’approche : « À partir de données satellite et d’une modélisation algorithmique, nous avons réalisé une carte qui positionnait la position de fermes aquacoles sur les littoraux européens. L’idée était de pointer les zones où les conditions pour faire de ce type d’aquaculture seraient idéales. »


Si ACRI l’a fait pour les algues et les mollusques qui étaient la commande de l’Union européenne, ils l’ont aussi fait pour d’autres cultures. En Algérie par exemple, pour le loup/bar. Dans ce cas, des paramètres mécaniques sont également entrés en compte dans les paramètres de modélisation. La hauteur de houle par exemple. Au-delà d’1m50 de creux en effet, les cages sont souvent détruites. La vitesse de courant également. Le loup s’ennuie en mer d’huile… Et comme indiqué plus haut, tout le champ des possibles de l’imagerie multispectrale a été utilisé pour croiser ces paramètres mécaniques avec les gammes de couleur de chlorophylle et de température du milieu. Comme l’explique Antoine : « Petit à petit, on affine les zones interdites en rajoutant des couches d’informations. Jusqu’à obtenir des points possibles d’implantation. On peut aussi aller au-delà et ajouter un modèle de croissance. C’est ce qui a été fait en Espagne et au Portugal en collaboration avec des mytiliculteurs4 locaux. Nous avons travaillé sur base de cartes pluriannuelles de chlorophylle et de température puisque nous savons que la culture des moules n’est possible que dans une certaine gamme de température, puis nous avons mélangé ces données avec la hauteur des vagues sur les sites côtiers d’implantation possible et avec d’autres paramètres. De fil en aiguille, nous avons tiré nos conclusions et je peux clairement vous dire aujourd’hui quelles zones sont les plus propices à la culture de la moule au sud de l’Espagne et du Portugal. » Reste à trouver les aquaculteurs intéressés.


Dans le domaine de la pêche, ACRI-ST a travaillé directement avec l’Institut national de ressources halieutiques du Maroc pour chercher à comprendre un phénomène conjoncturel de remontées d’eaux froides qui a fortement impacté les ressources halieutiques à une certaine période. En analysant tout simplement les variations de couleur issues des cartes de chlorophylle de surface et des cartes de température pendant plusieurs années et saisonnalités, ACRI a pu détecter certaines anomalies dans des zones précises de l’écosystème côtier marocain. Ces données ont été remontées au ministère de tutelle de la Pêche au Maroc et des décisions très concrètes ont été prises, notamment en termes de quotas et de zones de pêche sur les sardines pour que se reconstitue le stock de ressources halieutiques. Ce cas d’usage très concret est typique de l’utilisation possible de la géoinformation issue des techniques de télédétection par satellite. Au commencement reste toujours un simple spectre de couleurs.


Plus on sait, moins on affirme


La force des modèles développés par ACRI-ST est de combiner la technologie de pointe de l’imagerie multispectrale et l’analyse de paramètres physiques et mécaniques à partir de séries temporelles longues. Reste à estimer le degré de certitude de ces modèles, ou d’incertitude, en fonction des perspectives… Et c’est certainement cela la plus grande inconnue. Nous nous reconvertirions tous en pêcheurs de moules espagnols s’il était si facile de réussir en mytiliculture. Antoine Mangin rappelle le biais inhérent aux longues séries temporelles : « Les instruments évoluent au fil du temps. Le thermomètre qui mesurait la température à Paris en 1850 n’est pas le même que celui qui mesure la température au même endroit aujourd’hui. Le degré de précision s’est amélioré mais en même temps, cela rend la comparaison plus ardue vu que les instruments changent au fil du temps et modifient les bases de comparaison. » En matière satellite, les instruments optiques de mesure évoluent de la même façon et cela impacte forcément la façon d’analyser les séries temporelles longues. Comme le résume Antoine : « Il est impératif d'arriver à établir un degré précis d’incertitude. C’est cela qui détermine la qualité du modèle. Il faut arriver à pouvoir annoncer que tel paramètre est à 15 % d’imprécision. Ou que tel paramètre est à 2 %. Ce n’est que comme ça que, petit à petit, on peut commencer à étudier proprement le climat. » Encore une illustration qu’on ne sait finalement pas grand-chose… Maintenant au moins, on ose le dire et l’assumer.





1. La réflectance est le rapport entre la lumière solaire entrant dans l’océan et la lumière qui en est rétro-diffusée.


2. Plus de 160 000 espèces différentes de phytoplancton ont déjà été caractérisées. Le satellite nous permet de distinguer une petite dizaine de classes (groupement), soit sous forme de taille (les pico, nano, micro, évoqués plus bas), soit sous forme de groupe fonctionnel en fonction de leur rôle dans la chaine trophique.


3. Le HPLC – acronyme pour chromatographie en phase liquide à haute performance - désigne une technique de chimie analytique utilisée pour séparer les composés d'un mélange chimique. Très concrètement, cela permet d'identifier et de quantifier des substances dans une solution.


4. La mytiliculture est la culture de la moule.

Parution magazine N°48 (mars, avril, mai)

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