Le phénotypage haut-débit pour sélectionner les champions agronomiques
De Tech à tech
La perche portative développée par Hyphen © DR
Phénotyper une plante s’apparente à une visite médicale approfondie pour découvrir ses « traits » (de caractère). Adaptation au climat, résistance aux maladies… Les défis agronomiques sont nombreux et les campagnes chronophages. En 2014, Alexis Comar crée Hiphen pour industrialiser cet art et avec ses collaborateurs, révolutionne le phénotypage haut-débit. Tenants et aboutissants de cette pépite de l’AgriTech française, spin off de l’INRAE, qui a su convaincre Moët & Chandon - entre autres...
En 2013, Alexis Comar soutient avec succès sa thèse en agronomie. Il y propose notamment des outils et des méthodes non destructives pour réaliser du phénotypage1 haut-débit en plein champ d’espèces comme le blé. Quelle mouche l’a piqué ?
La sélection variétale date du néolithique !
Vraisemblablement, à partir du moment où sapiens se sédentarise, il cherche, car il n’est pas complètement stupide, à cultiver des plantes adaptées au climat et à la terre qu’il occupe, assurant de bons rendements, résistantes aux maladies… Il agit de même avec les animaux qu’il domestique et, sans le savoir, commence ce long et laborieux travail de sélection génétique pour l’aider à assurer sa subsistance.
L’agronome du 21e siècle en est le lointain héritier. Face aux impératifs de rendement, aux contraintes du changement climatique, aux nécessités de transition écologique, le chercheur (de l’INRAE par exemple) procède de même, mais en s’appuyant sur l’immense corpus de connaissances biologiques, génétiques et agronomiques à sa disposition. « La sélection d’une variété au sein d’une espèce demeure un processus long (sept ans au moins) et coûteux, tant il faut bichonner de nombreuses parcelles de test, dans différentes zones géographiques du monde, pour être certain d’isoler l’expression du caractère, ce « trait » recherché, indépendamment des nombreux facteurs environnementaux qui pourraient le causer », explique Nicolas Cheviet, un proche collaborateur d'Alexis.
Intervient là le phénotypage, c’est-à-dire la science de la caractérisation physique des plantes. Le « phénotypeur », au cours d’une période de temps et sur des surfaces données, va échantillonner les paramètres physiques vitaux de différentes variétés de plante appartenant à la même espèce : sa hauteur, son biovolume, sa teneur en chlorophylle, sa vigueur (c’est-à-dire le temps nécessaire pour atteindre un certain stade phénologique)… et tenter de répondre à la question : dans ce milieu et ce climat particulier qui sont le sien, cette variété résiste-t-elle aux nuisibles, compose-t-elle avec le stress hydrique, propose-t-elle le bon rendement, permet-elle de diminuer la quantité d’intrants,… bref dispose-t-elle dans son génome des éléments qui vont lui conférer le ou les phénotypes répondant au cahier des charges qu’on lui donne ? La démarche n’est pas si éloignée de celle de l’éleveur sélectionnant des yearlings équipés des gènes de la vitesse, et pour les phénotyper, les faire courir sur un hippodrome.
Une entreprise de phénotypage, l’idée a creusé son sillon
Alexis Comar crée Hiphen à Avignon en 2014 précisément dans ce but, celui de phénotyper, vite et bien. Dix ans après, le pari semble réussi. « Près de trente collaborateurs, un bureau commercial sur le marché américain, des clients sur cinq continents, une gamme de produits matures pour la collecte de données en plein champ ou après récolte, une expertise de pointe agronomique, et un savoir-faire en traitement numérique largement mâtiné d’IA, font d’Hiphen un des leaders mondiaux du phénotypage haut-débit non destructif », résume Nicolas.
« De nombreux paramètres phénotypiques ne peuvent s’observer à l’œil nu », prévient Nicolas. « Les capteurs mis en œuvre par les solutions Hiphen sont multiples : imagerie traditionnelle (RGB), LIDAR pour la reconstruction de l’architecture des plantes en 3D, thermique pour l’analyse du stress et capteurs multispectraux pour l’analyse des mécanismes liés à l’activité photosynthétique sur des fréquences non visibles à l’œil nu », ajoute-t-il. Embarqués sur des drones, sur des robots terrestres, ou plus récemment sur une perche portative2 par un opérateur, les capteurs injectent la donnée dans les algorithmes qui vont caractériser les plantes, et grâce aux experts d’Hiphen, proposer les interprétations idoines pour déterminer comment la variété ou le produit observé répond au défi agronomique qu’on espère lui voir relever.
Moët & Chandon s’appuie sur Hiphen, un millésime efficace
« Pour des clients semenciers comme Bayer ou Syngenta, Hiphen réduit le temps nécessaire pour sélectionner une variété à développer, en apportant le volume de données nécessaire pour optimiser le processus de décision des sélectionneurs. Tout cela en prenant en compte l’environnement dans lequel la variété est cultivée, ce qui est un réel challenge avec les méthodes de mesure manuelles encore largement utilisées dans les essais terrain de nos jours », souligne fièrement Nicolas. Chez l’iconique producteur de champagne Moët & Chandon, client d’Hiphen également, chaque caisse de raisin vendangée est analysée en quelques millisecondes avant l’entrée dans le centre de pressurage, afin de déterminer par exemple sa teneur fongique en botrytis, une moisissure indésirable dans l’assemblage d’un millésime. Grâce à la traçabilité des dites caisses, les œnologues de Moët & Chandon disposent d’un historique sur plusieurs années des qualités de raisin en fonction des parcelles, des terroirs, des fournisseurs, autant pour améliorer la qualité de leurs assemblages que pour aider le vigneron à piloter la qualité de sa production viticole année après année.
Phénotypage et IA, un mariage plus que de raison
« Hiphen revendique plus de 25 millions de mesures acquises en dix années d’existence », déclare Nicolas. Une aubaine ! L’ IA par machine learning repose en gros sur le principe: « plus j’injecte de données, plus mon modèle est fiable ». Alors même si souvent, les données appartiennent au client et ne peuvent donc être utilisées pour nourrir une application chez un concurrent (on le comprend aisément), le business model et le savoir-faire d’Hiphen s’enrichissent au fur et à mesure des années et des campagnes, notamment grâce à son implication dans de nombreux projets européens visant à développer de nouvelles pratiques agricoles ou à faire avancer la recherche agronomique au travers de multiples applications. « Dans le cas de Moët & Chandon, nous attestons la présence d’un trait (phénotypique) avec une confiance de 98 à 100 % et adaptons nos modèles et seuils en prenant en compte les spécificités de chaque millésime », conclut Nicolas.
La concurrence hexagonale et internationale existe, bien sûr, mais l’alignement des planètes autorise une belle dose d’optimisme. « Les constellations de microsatellite3, les drones, les LIDAR, le traitement du signal et bien sûr le deep learning se marient bien volontiers avec l’agronomie pour enfanter une proposition de valeurs encore inimaginable il y a dix ans », souligne Nicolas. En fonction des bouleversements climatiques et des enjeux alimentaires sur les cinq continents, Hiphen voit l’avenir avec optimisme. Elle a fait sienne ce slogan : « Bridging the gap between research and production », et coopère avec nombre de centres (INRAE et beaucoup d’autres à l’international) qui externalisent ainsi ces travaux lourds et coûteux de phénotypage haut-débit. Grâce au soutien d’ONG et de fondations comme celle de Bill et Melinda Gates par exemple, Hiphen initie de plus en plus de travaux au Maroc et en Afrique saharienne.
Recruter les variétés les plus adaptées au contexte du 21e, une nécessité
Le climat change, les espèces migrent, les variétés mutent, les parasites se propagent, les populations cherchent des solutions pour s’alimenter… en fait (presque) toute la biosphère a besoin d’être phénotypée, pour identifier et sélectionner les plantes championnes dotées des super-pouvoirs nécessaires pour relever les défis agronomiques qui s’accumulent à l’horizon.
Le vivant présente un très large spectre de variétés, en évolution perpétuelle. Hiphen aide à débusquer les pépites pour les faire jouer en première ligue. Un cadeau pour l’humanité… quand même.
Génotype et phénotype, un peu d’histoire
25 avril 1953. À la page 737 de son n° 171, la prestigieuse revue Nature publie un article court, signé par deux jeunes chercheurs, James D. Watson et Francis H. Crick, dans lequel ils proposent une description de la structure en double hélice de la star montante des molécules, l’ADN, et ouvrent un champ de progrès insoupçonné pour la compréhension du vivant, tout en glanant un prix Nobel.* La déflagration est immense dans l’univers de la biologie et de la génétique. Les répliques de ce séisme ne cesseront de se faire sentir et de s’amplifier, même soixante-dix ans après.
Depuis ce moment copernicien, le génome fascine. On lui dédie même une discipline : la génomique. Le vivant vient de livrer un secret de taille. Il s’exprime avec son alphabet (les quatre bases nucléiques, cytosine, guanine, adénine et thymine), ses mots et phrases (les séquences porteuses des gènes, les allèles), et enfin son grand livre (la macromolécule d’ADN, le patrimoine génétique).
Les biologistes, forcés de devenir des grammairiens-linguistes d’un nouveau genre, commencent à dévorer cet immense ouvrage pour saisir, au travers des mécanismes de réplication, les concepts de transmission du matériel génétique, d’identification des maladies dues aux erreurs de recopie des brins d’ADN, et plus récemment des principes d’infections virales, ces hôtes non invités qui à l’instar du cheval de Troie pénètrent nos cellules en les leurrant et en empruntant illégalement le véhicule ARN.
Donc… chaque espèce, chaque individu, animal ou végétal, se résumerait à un code (ou roman ?) génétique plus ou moins complexe, plus ou moins mutant, plus ou moins résilient face à des parasites exogènes. Cet ouvrage tapi au cœur de ses cellules, codé au sein d’hélices moléculaires porte un nom : le génotype.
Soit… Et maintenant ? « J’ai les yeux bleus et les cheveux bruns » car, quelque part dans ce gigantesque ouvrage en plusieurs tomes, un chapitre le dit, mieux, le dicte à mes cellules et, magie du vivant, mes caractères patrimoniaux, mes traits, vont s’exprimer réellement, devenir observables dans mon environnement. C’est mon phénotype, un mot créé à partir de la racine grecque phaínô signifiant paraître (qu'on retrouve dans phénomène).
L’étude du lien génotype-phénotype constitue un des défis majeurs de la génétique et de la biologie du 21e. Cette relation semble tout sauf bijective, et extrêmement variabilisée par l’environnement dans lequel vit l’individu porteur. La boîte du vivant s’entête à rester noire, a minima opaque. Un gène en entrée ne donne pas forcément, de manière reproductible et systématique, le même phénotype en sortie (la même expression) et vice-versa.
En d’autres termes, même si le texte de départ est le même, les acteurs, la mise en scène, la salle, impactent la perception du spectateur… voilà pourquoi une autre discipline a vu le jour : la phénomique, ou l’art du phénotypage. Le décryptage du génome tient de la quête « champollienne » pour percer le secret des hiéroglyphes. Les graphèmes sont connus et lisibles, mais dans cet ordonnancement, que vont-ils exprimer dans ce contexte et dans quel but ? Que signifient les morphèmes ? Quels liens entre signifiants et signifiés ? La phénomique tente d’y répondre.
* Titre de l'article en question: Molecular Structure of Nucleic Acids, a Structure for Deoxyribose Nucleic Acid. D’autres chercheurs travaillent sur le même sujet à cette époque, notamment Maurice H.E. Wilkins, et surtout Rosalind Franklin, décédée prématurément en 1958, qui est en fait la première à avoir compris la structure de l’ADN. L’histoire malheureusement, ne retiendra pas son nom.
1 Voir notre encadré pour comprendre la notion de phénotypage.
2 Cette perche portative dénommée Literal chez Hiphen a été développée en coopération avec Arvalis.
3 Hiphen utilise notamment les services de la constellation Planet, la plus grande constellation en service de micro et nanosatellites. Elle a la capacité d'imager chaque jour la totalité des terres émergées, soit quelque 150 millions de kilomètres carrés. La constellation tourne sur une orbite héliosynchrone (SSO) à 475 kilomètres d'altitude et utilise des satellites de trois types différents (Dove, trois à cinq mètres de résolution; RapidEye, cinq mètres de résolution; SkySat, avec capacité d'acquérir des images en stéréo et de réaliser des vidéos).
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