L’Odyssée de l’espace vue des champs
Planète bleue
patchwork de champs cultivés en Roumanie, photographié par le satellite Sentinel-1, programme Copernicus, 29 novembre 2024 © ESA / Agence spatiale européenne
C’est un secret bien gardé chez les paysans. Les premiers utilisateurs civils du premier système de navigation européen par satellite ont été des agriculteurs. Avant même les contrôleurs aériens, les primo-utilisateurs pressentis. Et quand les champs font de l’œil aux étoiles, c’est toute une agro-économie qui germe...
Les agriculteurs sont technophiles et l’actualité récente a mis ce trait en évidence par de tristes faits divers, les vols de GPS agricoles, en augmentation significative via un réseau bien huilé. Ces équipements onéreux, souvent américains, offrent des services payants de géolocalisation précise, ce qui permet de minimiser le gaspillage des semences pendant les périodes de semis et de mieux cibler l’épandage en évitant de repasser deux fois aux mêmes endroits. En affaires agricoles, le besoin de précision est au décimètre. John Deere l’a bien compris en intégrant dans ces tracteurs des GNSS (Global Navigation Satellite System ou en français, système de positionnement par satellites) et en proposant par abonnement un service de corrections différentielles pour améliorer la précision. Alors quand les Européens débarquent avec le même service, gratuit, Tech for Humanity n’est plus un slogan vide. Genèse de cette lutte silencieuse d’influence…
Une question de souveraineté…
En matière de navigation satellite, il y a aujourd’hui quatre grands systèmes : GPS1 (États-Unis), premier à défricher ce champ, Glonass2 (Russie), Beidou3 (Chine) et Galileo4 (EU). Quelques systèmes régionaux s’ajoutent et couvrent un périmètre resserré au pays et à sa proche périphérie : QZSS ( Japon), IRNSS (Inde) et bientôt KPS (Corée). Depuis quelques années, le système européen Galileo est reconnu de manière consensuelle par les professionnels du secteur comme le système de navigation par satellite mondial le plus précis, et encore plus avec son tout nouveau service gratuit High Accuracy offrant une précision à vingt centimètres près.
Michel Monnerat, Directeur des appels d’offres et des avant-projets de Navigation chez Thales Alenia Space, a contribué de l’intérieur au déploiement des systèmes de navigation en Europe. Comme il l’explique : « Le programme européen de navigation par satellite est basé sur deux piliers. Le pilier historique, EGNOS, qui a permis d’augmenter la fiabilité du système GPS en augmentant sa précision, et le pilier plus récent, Galileo, qui a permis de s’affranchir du système GPS américain sur lequel EGNOS se basait et qui dans un avenir proche augmentera les deux systèmes pour servir le besoin de fiabilité de nombre d’applications critiques sur lesquelles nos sociétés reposent de plus en plus. » EGNOS pour European Geostationary Navigation Overlay Service a été lancé en 1998 par l’Agence spatiale européenne, la Commission européenne et l’Organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne, EUROCONTROL. Le service EGNOS a émis son premier signal en 2003 sur une orbite géostationnaire à 36 000 km de la Terre et est ouvert aux usages civils depuis 2009. « Le système EGNOS est un signal qui vient s'ajouter au système GPS et maintenant Galileo pour augmenter la précision et la fiabilité de service. Les applications aéronautiques ont été à la base de son développement et l’objectif premier était de permettre à un avion d'atterrir en toute sécurité en utilisant des signaux satellites. Proche de nous, l'aéroport de Nice par exemple a développé des procédures pour sécuriser les approches finales des avions qui sont basées sur des données des satellites EGNOS. En aéronautique, c’est ce que l’on appelle le PBN ou Performance-Based Navigation. C’est le système qui est en passe de devenir le système de référence pour les approches de catégorie 1 dans l'aviation civile européenne, à échéance 2030. »
Quand un tel service devient en libre accès pour tous, on se doute que les usages possibles vont être infinis et que l’adoption rapide par une diversité d’acteurs est dans l’ordre naturel des choses. Pour Michel Monnerat : « C'est vraiment un système qui vient se greffer au cœur du fonctionnement de l'économie. Les systèmes de navigation par satellite fournissent des données de positionnement et de temps qui sont utiles, voire cruciales, dans beaucoup de secteurs aujourd’hui, tant dans la synchronisation des réseaux de téléphonie mobile, la conduite assistée, la géolocalisation des téléphones mobiles ou pour guider précisément des drones dans des champs... Sans que le citoyen ne s'en aperçoive, la navigation satellite est aujourd’hui partout dans les activités de la vie quotidienne. On comprend que face à un tel enjeu de souveraineté, un système d’augmentation tel qu’EGNOS, bien qu’extrêmement performant, ne suffisait pas. L'Europe a donc décidé de se doter de son propre système de navigation par satellite indépendant mais interopérable en développant une infrastructure qui permette de soutenir son économie sans être dépendant d'un autre pays. Galileo est né de cette ambition. Il est aujourd’hui utilisé partout, sans que le grand public le sache vraiment. Par abus de langage aujourd’hui, on dit que Galileo est le GPS européen. Galileo est unanimement reconnu comme étant plus précis que les autres systèmes, et offrant plus de services…il est temps d’inverser les habitudes et de dire que le GPS est le Galileo américain…».
Si en termes capacitaires, les systèmes GPS et Galileo semblent fournir les mêmes fonctions et qu’il y a un accord entre les États-Unis et l’Europe pour qu’il y ait pleine interopérabilité entre les deux systèmes (et merci à l’ETSI pour avoir contribué activement à l’intégration dans nos téléphones mobiles…)5, il est bon de garder à l’esprit quelques différences importantes. D’abord, l’ancrage. Militaire pour le système GPS, civil pour le système Galileo. Le système de navigation européen est entièrement contrôlé par des autorités civiles ce qui limite la perspective d’une interruption brutale de signal en cas de détérioration des relations diplomatiques. La deuxième différence porte sur la gamme de services. Aujourd’hui, GPS fournit un service de qualité métrique là où Galileo offre un service au centimètre. Galileo propose également des services SAR (Search & Rescue) avec la possibilité d’activer des balises de détresse à distance. Une troisième différence est que Galileo propose des services d’authentification pour s’assurer que la position qui est transmise est bien réalisée par le système de navigation Galileo et pas par un hacker de l’espace qui viendrait leurrer le système et l’application en envoyant des données de positionnement/temps qui ne sont pas des données réelles. La précision, la richesse des services Galileo, leur sécurisation étend encore le champ d’applications, notamment dans l’économie bleue, pour aider à la lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée, jusque dans la lutte contre la piraterie.
Un modèle économique à réinventer…
C’est au début des années 2000 qu’on a vu fleurir tout un tas d’applications utilisant les données GPS. Avant les années 2000, la précision du signal était volontairement dégradée (à des fins militaires) et la précision de signal ouvert ne dépassait pas la centaine de mètres (on parlait alors de selective availability).
Michel Monnerat nous explique ce virage : « Une période charnière a eu lieu entre 2000 et 2003, lorsque GPS a supprimé la selective availability et que des données de navigation satellite très précises ont été rendues disponibles en libre accès. C’est l’époque du développement des premiers Magellan, Garmin, TomTom, Google Maps, qui font partie des pionniers des applications de la navigation satellite grand public. Les cartes numériques ont aussi pris de la valeur à cette période et avec l’accès aux données GPS, la numérisation des cartes est devenue un véritable enjeu technologique. Ce n’est pas un hasard si les deux grands fournisseurs de cartes ont été rachetés (Navtech et Tele Atlas). 2006 marque une deuxième étape avec l’avènement des standards 3GPP qui régissent la téléphonie mobile. Avant 2006, on n’arrivait pas à calculer une position dans un téléphone mobile. En 2006, on a réussi à déployer une technologie qui permette d’intégrer un GPS dans un smartphone et Thales Alenia Space a fait partie des co-développeurs dans ce process. La dernière période charnière est en 2016, lorsque le service Galileo est mis à disposition du grand public gratuitement. Aujourd’hui, 4 milliards de téléphones mobiles sont équipés du système de navigation européen sans que l’utilisateur y prête forcément attention… »
Depuis janvier 2023, le système Galileo propose en libre accès dans le monde entier un service de haute précision (20 cm à l’horizontal et 40 cm à la verticale). Ce service est activé grâce à un niveau supplémentaire de corrections de positionnement en temps réel qui est intégré dans la bande E6 du signal Galileo existant. Ce message est normalement uniquement accessible via des récepteurs haut de gamme, mais il a été mis à disposition gratuitement sur Internet ce qui ouvre des perspectives de diffusion rapide, y compris pour le grand public.
Si l’on revient à des cas d’usage agricole, c’est plutôt une bonne nouvelle pour les exploitants qui peuvent désormais faire des économies et résilier leur abonnement au service de corrections différentielles... En termes applicatifs, les drones n’ont pas fini de survoler les champs. Une alternative à la pose de capteurs partout dans les cultures est d’utiliser des techniques de réflectométrie, actuellement en cours de développement pour les usages agricoles. Pour suivre le taux d’humidité du sol par exemple, un drone peut recevoir des signaux Galileo qui sont réfléchis sur le sol, et après rebond et un traitement particulier de la donnée, il peut déduire le taux d’humidité, permettant une action concrète de l’agriculteur en termes d’adaptation du temps et de débit d’arrosage.
L’agro-navigation n’a pas fini de faire parler…
28 satellites de navigation Galileo de 800 kg sont aujourd’hui en orbite moyenne au-dessus de nos têtes, entre 23 000 et 24 000 kilomètres de la Terre. L’information qui redescend en broadcast est de l’ordre de 100 bits par seconde avec des champs d’application dans des secteurs très variés. L’Europe maintient son avance sur le sujet et c’est un enjeu majeur pour nos économies modernes.
Récemment, l’Agence spatiale européenne s’est lancée dans le développement d’une vision multi-orbite du programme de navigation par satellite. Un démonstrateur en vol d’une augmentation de Galileo en orbite basse va donc être lancé d’ici 2 ans. On parle de LEO PNT pour Low Earth Orbit. Avec cette composante, le programme européen de navigation occupera donc des orbites basses (entre 600km et 1200km) et moyennes (de l’ordre de 23 000 km) et géostationnaires (de l’ordre de 36 000 km) avec EGNOS. L’objectif est de fournir toujours plus de précision et toujours plus de robustesse pour servir au mieux nos intérêts stratégiques et économiques.
Un champ applicatif encore plus vaste s’ouvre pour les satellites de navigation, dans tous les secteurs, le développement des véhicules autonomes, la protection du citoyen européen, l’amélioration des techniques agricoles ou bien la protection des ressources naturelles sur Terre comme sur Mer. Les satellites de navigation commencent à observer la Terre à leur manière. Et Copernicus sera leur voisin.
1. Le premier satellite GPS est lancé par une fusée Atlas le 21 févier 1978. Le système GPS devient disponible pour des usages civils à partir de 1995. La précision du signal était auparavant volontairement dégradée à des fins militaires avec une précision de signal ouvert qui ne dépassait pas la centaine de mètres (on parlait alors de 'selective availability').
2. Le 12 octobre 1982, le lanceur Proton-K emporte le premier satellite GLONASS, Cosmos 1413. Le satellite commence à émettre trois jours plus tard. Le système est ouvert à partir de 1993.
3. Le premier satellite Beidou est lancé en 1994 et offre des services de positionnement, de navigation et de vitesse, ainsi qu'une communication par messages courts.
4. Décidé par la Commission européenne dès 1999, les deux premiers satellites Galileo ont commencé à se déployer en 2011 et ont été placés en orbite par la fusée Soyouz le 21 octobre depuis le centre spatial de Kourou en Guyane. Le service ouvert Galileo a été rendu opérationnel en 2016.
5. Sophia Antipolis a été au cœur de cet enjeu d’interopérabilité et c’est la société sophipolitaine ETSI, en collaboration avec Thales Alenia Space, qui a travaillé sur les standards d’interopérabilité des dispositifs.
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