Mare Nostrum, MarIA Nostra,
l’IA au secours de la bioplastification des mers
Planète bleue
Plastic fossilium (extrait) © Florian Draussin / Studio Laffitte
On ne pourra pas dépolluer les mers, c’est une réalité. Et ceux qui nous vendent des solutions pour extraire les plastiques des océans simplifient à outrance des phénomènes complexes et ignorent la tendance de bioplastification des mers qui est en train d’émerger. La conférence IADATE de rentrée co-organisée par l’Institut EuropIA, ARTech, le Département des Alpes-Maritimes et la Maison de l’Intelligence artificielle s’est penchée sur cette question. Maria Luiza Pedrotti, chercheuse en biologie marine au laboratoire d’Océanographie de Villefranche-sur-Mer, nous en décrypte les contours.
On estime à 460 millions le nombre de tonnes de plastique produites chaque année, dont 8 à 12 millions qui terminent en mer et qui vont petit à petit se désagréger en micro puis nano plastiques. La fourchette est large, mais grosso modo chaque année, 5 à 170 millions de microplastiques sont ajoutés aux océans et se mélangent aux écosystèmes. Ces plastico-entrants se muent en taxi de circonstance pour certains animaux marins, les transportant au gré des courants et des gyres océaniques dans des endroits où initialement, ils n’étaient pas prévus. Une autre conséquence est plus trophique et les plastiques prennent leur place dans la chaîne alimentaire marine en remontant de maillon à maillon du zooplancton jusqu’à l’homme. Et là, c’est la grande inconnue.
Le plastique est fantastique[1], certes, pour certains usages et quand on en maîtrise la chaîne de recyclage, mais il charrie une dose non négligeable de toxicité. Il y a cinquante ans, les bouteilles en plastique étaient faites en polyvinyl chloride (PVC). Il faudra attendre presque quarante ans pour changer de matériau après avoir réalisé que les vapeurs d’acide chlorhydrique qui étaient dégagées par la combustion du PVC redescendaient sur terre sous forme de pluies acides. Depuis la fin des années 1990, le PET a remplacé le PVC pour la fabrication des bouteilles en plastique et l’on a depuis pris conscience que les phtalates que l’on trouve dans le polyéthylène téréphtalate (PET) sont des perturbateurs métaboliques et que par leur imprégnation microscopique insidieuse, ils ont un impact sur le vivant. Reste à caractériser cet impact de manière empirique et dans le temps long tout en trouvant des substituts industriels réalistes. Pas besoin d’ajouter que de l’eau va encore couler sous les ponts et que pendant ce temps, les plastiques en mer se fragmentent en millionièmes de morceaux.
Si l’on ne peut pas dépolluer les mers, peut-on réduire le flux entrant des indésirables ?
Sans surprise, la source des déchets plastiques en mer est majoritairement terrienne. De l’objet à la nanoparticule, les plastiques sont transportés par le vent, les pluies et les rivières, et échouent à un moment en mer. Dans les océans, ce sont surtout les filets de pêche abandonnés qui font des dégâts sur la biodiversité. Les fils de nylon mettent 600 ans à se désagréger en milieu maritime, bien assez d’années pour capturer les malheureux animaux qui s’en approcheront de trop près.
En termes de volume de production, si on hiérarchise, les plastiques à usage unique sont ceux que les industriels produisent le plus. Les plastiques utilisés dans le secteur du bâtiment suivent avec plus de 20 % de la production de polymères dédié au BTP en Europe. Moins connue du grand public mais tout aussi océanisée, une autre source de plastique importante dans les océans est issue des textiles. Les chiffres sont éloquents.
Au laboratoire d’Océanographie de Villefranche-sur-Mer, Maria Luiza Pedrotti travaille sur ces problématiques avec ses équipes et a cherché à caractériser ces indésirables des océans. 47 % des polymères que l’on trouve dans les mers sont des emballages (les polyéthylènes, les propylènes, les polypropylènes). 14 % sont des fibres textiles (les polyamides, les polyesters) qui, par les tuyaux d’évacuation des machines à laver, sont rejetées dans les stations d’épuration d’abord, et ensuite en mer, à un dosage qui dépend de la modernité de la station.
Les apports de la recherche
Les résultats des recherches sur la modélisation du bassin méditerranéen montrent l’omniprésence du plastique. Le constat de cette concentration est assez intuitif, la Méditerranée étant un bassin semi-fermé. Mais certains résultats font réfléchir. À l’entrée du Cap Corse, en plein milieu du sanctuaire Pélagos, les chercheurs ont trouvé par exemple autant de plastique que de zooplancton.
D’autres travaux ont modélisé la dynamique et temporalité de chute des plastiques due à la croissance du biofilm dessus. Et les résultats montrent que l’endroit où ils se déposent est bien loin de leur point d’entrée dans les mers. La coordination entre États côtiers méditerranéens apparait dès lors essentielle sur toute action cherchant à endiguer le phénomène. Reste à mettre d’accord des politiques et des egos.
Des résultats qui gagnent à être relayés tellement ils font peur concernent les textilo-plastiques. Sur financement de SUEZ pendant trois ans, l’équipe de Maria Luiza Pedrotti a reconstitué le trajet des fibres synthétiques entre des machines à laver et la mer Méditerranée. Les résultats montrent que même dans le cas de stations d’épuration modernes (Haliotis sur Nice par exemple, qui retient 92 % des fibres synthétiques), des milliards de fibres textiles entrent par jour en Méditerranée (dans ce cas précis, 4,3 milliards). Une machine à laver pouvant produire jusqu’à 200 000 fibres par lavage, les volumes deviennent assez vertigineux lorsque l’on multiplie par le nombre d’habitants.
Et l’IA dans tout ça ?
Très concrètement, l’approche empirique se passe en deux temps. Un temps de collecte, en milieu maritime, avec lunettes de soleil et écran total, où toute une série de capteurs mesure les conditions marines (salinité, température…). Puis un temps de tri, moins glamour. De retour du terrain, les chercheurs séparent les plastiques de toute la matière organique et c’est à cette étape que l’IA entre en scène. Par la bonne vieille technologie du machine learning. Chaque élément est scanné séparément et sur ces bases, un logiciel – zooprocess - va petit à petit affiner la reconnaissance entre plastiques et zooplancton. L’objectif des chercheurs ici est de créer une base de données fiable pour aider à comptabiliser et à caractériser les types de plastique en Méditerranée.
Au-delà du comptage, d’autres travaux cherchent à comprendre comment, puisqu’on ne peut pas les enlever, les plastiques (du macro au nano) interagissent avec les organismes qui évoluent en milieu marin. C’est l’adoption d’une approche intégrative en somme pour comprendre tous les impacts du phénomène et surtout pour pouvoir agir dessus en recherche appliquée. En laboratoire, cela implique d’identifier les plastiques, de mesurer l’étendue de leur colonisation par le vivant et d’en caractériser les propriétés principales. Le biofilm est-il toxique ? pathogène ? envahissant ? Tout un travail de taxonomie est effectué au microscope pour classifier la myriade de données empiriques qui a été collectée en mer. Des incubations en mer sont également menées pour comprendre les interactions entre les différents types de polymère et les micro-organismes marins.
Et après…
S’il ne faut pas diaboliser le plastique[2], c’est son usage qui est à repenser. Vade retro l’usage unique au vu de la disproportion entre temps d’usage et temps d’utilisation. Une bouteille en plastique disparaît après 450 ans, un gobelet après un demi-siècle, un sachet plastique a minima 20 ans. Tout ça pour 5 minutes d’utilisation et des process carbonés de production.
Depuis quelques années, une prise de conscience politique s’est faite et en France et dans l’Union européenne, on commence à poser ouvertement des interdictions, choses qui étaient impensables il y a quelques années à peine. Depuis 2017, la distribution de sacs en plastique est interdite. Les microbilles ont été interdites dans les cosmétiques en 2018 et les cotons-tiges ont été bannis en 2020. Depuis 2021, les pailles, les assiettes et les gobelets ne sont plus en usage et au-delà d’1,5 kg, le suremballage des fruits et légumes est enfin interdit. À quand celui des biscuits ???
En France, la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire prévoit la fin progressive de tous les emballages en plastique à usage unique d'ici 2040. Du côté onusien, un Traité global sur les plastiques est en train de se mettre en place, initié en 2022 en Uruguay et continué à Paris en mai dernier. Le Kenya prend le relais mi-novembre pour continuer à développer cet instrument juridique sur les pollutions plastiques qui veut se profiler contraignant. Une première version ne devrait pas tarder à être rendue publique. Il est fort à parier que les producteurs de plastique fassent un peu la mine…
Pour aller plus loin...
Mare Nostrum est une initiative initiée par Diana Vicinelli Landi, présidente d’Art-Tech et experte IA au sein de l’Institut EuropIA. Elle rassemble des scientifiques, des artistes et des acteurs engagés autour des enjeux de la pollution marine et du potentiel de contribution de l’IA. Le projet Mare Nostrum a été présenté à Venise en 2021, à Sophia Antipolis en 2022, au WAICF de Cannes en 2023 et à Villeneuve-Loubet et à Monaco pour la Journée mondiale de l’Océan.
L’association Art-Tech cherche à valoriser par le truchement des arts les recherches scientifiques des différents observatoires maritimes azuréens, à commencer par le CNR de Venise, le CNRISMAR de Portofino, et le laboratoire d’Océanographie de Villefranche-sur-Mer. L’association cherche aussi à vulgariser les avancées scientifiques au grand public pour que chacun puisse s’en saisir.
[1] © E.F.B., 1990
[2] Tout objet en plastique est constitué d’une myriade d’éléments chimiques aux propriétés multiples qui vont du retardateur de flamme au fait de rendre transparent un objet ou d’en modifier la texture. On cherche pour autant rarement à connaître toutes les nuances de caractéristiques d’un objet en plastique (pour des questions de coût entre autres) et une vision qui a prédominé longtemps était assez court-termiste. On prend, on jette. Ce mantra de l’usage unique a eu sa période de gloire.
Pour aller plus loin...
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