Vol de nuit
au temps du NewSpace

Par Magali Chelpi-den Hamer, 1 septembre 2024 à 11:25

Planète bleue

À défaut de moutons, ce sont des marées noires que les équipes de l’IRT Saint Exupéry cherchent à dessiner en temps réel dans une logique de promouvoir des systèmes plus fins d’alerte précoce. L’ESA vient de leur faire confiance et une de leurs applications est actuellement en orbite autour de de nos têtes. Rencontre avec Adrien Girard, chef du projet IRMA.

Les Instituts de Recherche Technologique (IRT) ont été créés il y a dix ans sur la base du constat que beaucoup d’innovations technologiques émergent de la recherche française mais peinent à se transformer en produit et à rencontrer leur marché. Adrien Girard l’exprime ainsi : ‘Beaucoup d'idées tombent dans la ‘vallée de la mort’. Il y en a plein sur papier mais on n’arrive pas à les transformer en prototypes et encore moins en produits de marché. L’IRT Saint Exupéry est né de là. L’approche est de prendre des idées des laboratoires académiques et de les transformer en prototypes sur des cas d’applications qui intéressent les industriels français’. Les IRT fonctionnent comme des fondations de recherche privée et travaillent à créer ce lien entre la recherche académique et les besoins des industriels.


L’IRT Saint Exupéry a démarré l’année dernière le projet IRMA, acronyme de circonstance pour désigner IA pour la Réactivité Mission basée sur l'Analyse image, et dont l’un des domaines d’applications est le secteur maritime. IRMA a vocation à explorer les apports de l'intelligence artificielle dans les systèmes d'observation de la Terre par satellites. Comme l’explique Adrien Girard : ‘Nous cherchons à améliorer deux fonctionnalités en particulier. La première est la fonction de planification de mission. Cette fonctionnalité agrège les requêtes des différents utilisateurs du système. Un utilisateur peut par exemple avoir besoin d’une prise d’image très urgente (il veut la photo sur son bureau dans moins de trois heures) mais très spécifique (il souhaite viser un point précis sur Terre défini par sa longitude/latitude). Dans ce genre de situation, on est typiquement sur des requêtes liées à la sécurité, ou à la réponse à des catastrophes naturelles. A l’opposé du spectre, il peut y avoir des requêtes pour des usages cartographiques ou de suivi de l’environnement. Dans ce cas-ci, une requête typique est de prendre en photo une large zone géographique, comme la région PACA, afin de suivre l’évolution des forêts par exemple. Cela peut prendre plusieurs semaines car, quand le satellite prend des photos, il y a souvent des zones sur Terre qui sont cachées par les nuages et il faut attendre que les conditions météo soient favorables.’


Un satellite n’est capable de prendre qu’un certain nombre de photos par orbite. Difficile en effet lorsque l’on est en métal et qu’on défile en orbite basse de se pencher un peu à droite ou à gauche pour trouver le bon angle et prendre le meilleur shot… La fonctionnalité de planification de mission développée par l’IRT à l’aide de l’IA permet ainsi de distribuer les requêtes au mieux sur les différents satellites d’une constellation pour optimiser leurs capacités et leurs réactivités.


La deuxième fonctionnalité sur laquelle les équipes du projet IRMA se sont penchées porte sur le traitement d’image. ‘Les premiers traitements d’images satellite sont des traitements de compression. L’idée est de compresser la donnée à bord du satellite pour qu’elle soit plus facile à transmettre sur Terre. Au sol, il peut y avoir des traitements pour améliorer la qualité des images. Il y a également des traitements de plus haut niveau au cours desquels l'intelligence artificielle va jouer un rôle clé dans l’extraction d'information de la donnée image. Autrement dit, l’IA va aider à passer d’une information à base de pixel à une information interprétée. Elle pourra aider à détecter tel objet à tel endroit, localiser de manière précise les incendies, prédire le meilleur temps de récolte en visualisant quand le champ est mûr.’


Si le gros de l’étape du traitement d’image se passe aujourd’hui au sol, il est de plus en plus question de déporter certaines fonctionnalités de traitement d’image directement à bord des satellites. Des agences comme l’Agence spatiale européenne ou le CNES1 en France s’y intéressent depuis quelques années. In fine et au vu des délais de conception des satellites classiques, les questions de ces industriels sont très pratiques. Si les prochaines générations de satellites intègrent ces nouvelles fonctionnalités à base d’IA, quelles sont les conséquences pour le satellite ? Que faut-il prévoir comme carte de calcul ? Que faut-il prévoir comme puissance ? Pour Adrien Girard : ‘Ce qui nous intéresse au final, c'est de démontrer que ces nouvelles technologies sont matures, et qu’elles permettent d'améliorer la réactivité des systèmes d'observation de la Terre en apportant une information pertinente plus rapidement aux utilisateurs.’


IRMA en Big Sister de la surveillance maritime…


Un cas d’application concret est en lien avec la surveillance maritime et la protection du milieu marin. Big Brother dans ce cas prend la forme de Big Sister IRMA. Dans le cadre de ce projet, les équipes de l’IRT Saint Exupéry ont développé une application de détection d'anomalies maritimes qui a été embarquée fin août à bord du satellite Φsat-2 lancé par l’Agence spatiale européenne. Φsat-2 est un nanosatellite 6U équipé d’une caméra multispectrale et d’un ordinateur puissant. Plutôt que de renvoyer vers la Terre des teraoctets d’imagerie brutes, Φsat-2 va tester le traitement d’image à bord pour uniquement renvoyer sur Terre les informations qui seront jugées pertinentes pour une prise décision rapide. La révolution de la filière spatiale est en marche.


C’est au terme d’un processus ultra-sélectif que l’IRT a réussi à monter au 7ème ciel. L’ESA cherchant à embarquer des applications prometteuses sur son satellite, elle a lancé une compétition internationale en mars 2023, l’OrbitalAI Challenge. Les consignes étaient plutôt pragmatiques. Voilà ce qu’on a comme appareil photo embarqué sur Φsat-2 (5 mètres de résolution)... Voilà ce qu’on a comme capacité de calcul (un chip Myriad 2 d’Intel)… Voilà quelques données, simulées, qui sont représentatives de ce que fournira le système... À vous de jouer pour développer une application intéressante en open source… Près de 80 candidats se sont inscrits au Challenge, écrémés à 10, puis 5, puis 2. Thales Alenia Space et l’IRT Saint Exupéry.


‘On a entraîné l’application à la détection d’anomalies. Dans le monde de l’IA, ça recouvre une classe d’algorithmes particuliers qui permet de détecter tout ce qui s’écarte d’une normalité caractérisée. Concrètement, on entraîne une intelligence artificielle à reconnaître ce qui est normal. On lui présente des images dans lesquelles il n’y a pas de problème. L'eau est claire, il n’y a pas de marée noire, pas de dégazage, pas de prolifération d’algues nocives, etc. Quand une image s'écarte de ce que l’IA a vu pendant son entraînement, le score d'anomalie augmente à mesure que l'on s'éloigne de la norme.’


Il y a au moins deux intérêts à embarquer une telle application à bord d'un satellite. Le premier, c'est qu’avec ce système, on peut imaginer observer de grandes étendues d'eau de façon systématique et analyser la donnée directement dans l’espace en utilisant l’application pour classer les images en fonction de leur score. Plus le score est faible, plus on est dans la normalité. Pas besoin de rapatrier ces images au sol. La décision peut aussi être prise de transférer toutes les images mais dans le respect d’un certain ordre, en commençant par les scores qui sont les plus élevés. Une autre variante d’utilisation de l’application est de viser l'alerte en temps réel en définissant une valeur de seuil. EWS2-ment vôtre en somme, en espérant que le capacitaire au sol soit opérationnel pour agir en conséquence. Pour Adrien Girard : ‘On peut pousser le concept encore plus loin. On a développé un deuxième modèle qui permet d'identifier la nature de l'anomalie. Est-ce une marée noire ? Une prolifération d'algues ? On pourrait donc imaginer tout un concept opérationnel dans lequel un message est envoyé par le satellite au sol en alertant ‘attention, marée noire probable à telle et telle coordonnées’. Envoyer un message de ce type, c’est seulement quelques octets et on peut utiliser un canal de faible transmission. Une alerte de ce type peut s’envoyer de n’importe où, peu importe la position du satellite. A contrario, pour envoyer une image complète, ça nécessite en général d'attendre d'être au-dessus d'une antenne au sol. C'est là où on introduit du délai dans le temps de réaction. 


A noter, l’application qui a été développée par l’IRT Saint Exupéry a été pensée pour être frugale et n’a eu besoin que de quelques dizaines d'images pour commencer à fonctionner. La mission Φsat-2 devrait durer un ou deux ans, en fonction des effets des radiations sur l’électronique et de la dynamique de décélération du satellite. En orbite basse, à quelques centaines de km d’altitude, il reste en effet toujours des particules d’atmosphère qui interagissent avec le satellite et qui le freinent. Au fur et à mesure il descend. Et dans sa chute lente, il rencontre de plus en plus de particules d’atmosphères qui le ralentissent de plus en plus et qui accentue sa chute. Jusqu’à l’étoile filante.




On recense huit IRT en France à date qui sont structurés par filière. L’IRT Saint Exupéry est à cheval sur Toulouse et Sophia Antipolis et s’est spécialisé dans l’espace et l’aéronautique. Quatre volets structurent les travaux de l’institut : les matériaux innovants, et en particulier pour l’aviation, comment faire des avions plus légers ; les enjeux d’électrification en haute altitude, au vu des phénomènes physiques spécifiques qu’il faut apprendre à maîtriser ; les IA et technologies intelligentes, qui est un axe fort du site de Sophia Antipolis et qui se teinte des spécificités du secteur aéronautique et spatial. L’accent est mis sur la certification et la frugalité pour pouvoir embarquer ces technologies dans des avions et des satellites. Le dernier volet est organisationnel et porte sur le développement de méthodes et d’outils pour optimiser les systèmes.




1 Centre national d’études spatiales

2 EWS correspond à l’acronyme anglais Early Warning System. Traduit en français, système d'alerte précoce.

Parution magazine N°46 (septembre, octobre, novembre)

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